120 secondes.
Madame Moreau ouvrit la porte coulissante de la cabine numéro 7. Les trois enfants présents tournèrent aussitôt la tête vers leur maîtresse, tentant en vain de cacher les bonbons qu’ils venaient d’acheter ainsi que l’évidente culpabilité qui se lisait sur leur visage. Elle les considéra de haut avec un regard accusateur ; les élèves restèrent immobiles, attendant leur jugement. Mais la tension se dissipa rapidement.
— Les enfants, dit-elle avec un sourire bienveillant, ne mangez pas trop de sucre, vous allez être malades. Et rappelez-vous, nous n’arrivons que demain matin, alors pensez à vous coucher tôt. — Oui, Madame Moreau, répondirent-ils à l’unisson. La maîtresse leur fit un clin d’œil et ferma la porte coulissante derrière elle. Suivant le mouvement du panneau de bois, le titre du film « Un train peut en cacher un autre » apparut en grosses lettres blanches au milieu de l’écran. — Sarah, demanda Hugo. Tu vas bien ?
Les deux jeunes adultes étaient couverts d’un plaid sur le canapé, dans la pénombre, le visage sensiblement éclairé par le grand écran de la télévision. Près de leurs pieds croisés sur la table basse fumait une théière en argent accompagnée de deux tasses en porcelaine. Tous deux frôlant la trentaine, ils avaient fait connaissance sur un site de rencontre deux semaines plus tôt. Pour la première fois, ils passaient une soirée ensemble, dans le monde réel, loin des claviers et des réseaux sociaux. Ils s’entendaient à merveille. L’humour et la naïveté du jeune garçon avaient séduit Sarah tandis que cette dernière fascinait Hugo par son intelligence. Jusqu’à maintenant, rien ne s’était passé entre eux. — Sarah ? insista Hugo. — Ça pourrait aller mieux, répondit-elle d’un air distant, je traîne un mal de tête depuis quelques jours… — J’espère que les cachets d’aspirine que je t’ai rapportés hier matin vont te faire du bien. — Merci, c’est gentil. Mais il y a autre chose : Léo est mort hier soir… Devant son regard interrogateur, elle ajouta avec un sourire triste : — Mon poisson rouge. Remarquant la réaction inappropriée du jeune homme, Sarah lui donna une tape amicale sur l’épaule. — Arrête, ce n’est pas drôle ! Il avait dix ans cette année, il faisait un peu partie de la famille. — Je comprends, dit-il. Ce n’était pas n’importe quel poisson. Je suis certain qu’il aurait volé la vedette aux délicieuses frites qui l’accompagnent. Sarah lui asséna une seconde tape mais cette fois avec une pointe d’agacement. Puis ils se replongèrent tous deux dans le film. La porte coulissante s’ouvrit, laissant le chahut des élèves des cabines voisines s’y engouffrer. Madame Moreau la referma rapidement derrière elle et le silence fut de nouveau roi dans la cabine numéro 24. Elle s’excusa auprès de ses collègues d’un simple signe de la tête et s’assit à sa place, côté fenêtre. Le paysage défilant à toute allure sous ses yeux, elle finit par s’assoupir.
Sarah sentit Hugo se rapprocher lentement d’elle. Les deux n’avaient pas quitté l’écran des yeux. Une légère et très brève gêne s’empara d’eux lorsque la transition au noir du film les fit se refléter l’un à côté de l’autre, très proches, dans l’écran de la télévision.
Lorsque Madame Moreau se réveilla, la nuit était tombée et la cabine était baignée d’une lumière dorée. Autour d’elle, tous ses collègues dormaient, et l’un d’entre eux, un quinquagénaire dont la tête était penchée sur le côté, avait un filet de salive qui pendait dangereusement depuis la commissure de ses lèvres. Ecœurée, elle détourna le regard et plongea sa main dans son sac à la recherche d’un livre sur lequel se concentrer. Mais, à sa surprise, elle en sortit à la place une lettre scellée…
NOIR.
L’écran de télévision et tous les appareils électroniques, ainsi que le lave-vaisselle qui tournait dans la cuisine s’éteignirent soudainement. Plongée dans le noir total, Sarah explora la surface de la table du bout des doigts et trouva son téléphone, dont elle alluma la puissante lampe torche. Elle regarda brièvement alentours : Hugo avait disparu. Mais alors que Sarah allait l’appeler, un objet attira son attention : au milieu de la table, bien visible, était posée une carte à jouer. Elle l’avait saisie pour la regarder de plus près quand elle sentit une présence dans l’obscurité. « CLAC ! » Sarah bondit et poussa un petit cri. Hugo avait en fait tâtonné jusqu’au tableau électrique dans la cuisine pour y vérifier les fusibles, puis actionné l’interrupteur principal, dissipant les ténèbres pour de bon. De retour dans le salon où la théière fumait toujours, il marqua une pause en voyant Sarah un roi de cœur à la main : — Tu fais des tours de magie ? demanda-t-il, amusé. Troublée, la jeune femme évita la question : — Depuis quand tu connais ma maison ? — Je suis très observateur, se défend-il. Inconsciemment, j’ai remarqué où se trouvait le tableau électrique. Pas totalement convaincue, Sarah lui jeta un regard méfiant. Hugo préféra changer de sujet. — Tu as les manches qui fuitent, dit-il, cette carte à jouer n’était pas là à l’instant. — Pas du tout, lui répondit-elle, elle n’est pas à moi cette carte. Puis elle marqua une pause, fronça les sourcils et ajouta : il y a un nombre écrit au marqueur dessus. — 120 ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il. — Aucune idée… Il y a autre chose, dit-elle retournant la carte, révélant les initiales « SH ». Sherlock Holmes ? plaisanta-t-elle. — Ou bien Sarah… Hubert ? — Pff. N’importe quoi ! protesta-t-elle. Bon allez, assez perdu de temps, j’ai bien envie de connaître la suite. — Moi aussi, acquieça Hugo. Madame Moreau ouvrit la porte coulissante de la cabine numéro 7. Les trois enfants présents tournèrent aussitôt la tête vers leur maîtresse, tentant en vain de cacher les bonbons qu’ils venaient d’acheter ainsi que l’évidente culpabilité qui se lisait sur leur visage…
— On a déjà vu cette scène, non ? demanda Hugo. Puisque c’est un DVD, on devrait pouvoir avancer jusqu’au moment où ça a coupé ?
— J’essaye, mais la télécommande ne répond plus, dit-elle. Sans doute les piles qui sont mortes. Elle se leva et ouvrit un des tiroirs du meuble d’à côté. Quelques minutes passèrent et tandis que Sarah fouillait désespérément dans tous les meubles du salon, Hugo feuilletait un magazine sans grand intérêt. Ecœurée, Madame Moreau détourna le regard et plongea sa main dans son sac à la recherche d’un livre sur lequel se concentrer. Mais, à sa surprise, elle en sortit à la place une lettre scellée…
— Euh, Sarah ? dit Hugo d’une voix inquiète.
Elle ne répondit pas, trop occupée à trouver des piles fonctionnelles dans l’enchevêtrement de câbles et autres accessoires électroniques. — Sarah, dit-il, il faut absolument que tu vois ça… Ayant enfin trouvé ce qu'elle cherchait, elle jeta un coup d’œil à l’écran d’un air distrait. Le contenu de la lettre scellée était une dame de cœur signée « HP ». — C’est… c’est une énorme coïncidence ? suggéra Sarah, perplexe. — Et ça ? ajouta Hugo. C'est aussi une coïncidence ? Sarah posa lentement la télécommande sur la table et resta bouche bée. Le dos de la dame de cœur indiquait les chiffres 1, 2 et 0. — Ok, dit-elle, j’ai vraiment besoin d’une tasse de thé, là. Je te sers ? demanda-t-elle à Hugo qui semblait davantage fasciné qu’inquiet par cette situation improbable. Les mains tremblantes, elle lui tendit une tasse de thé, puis elle plongea un cachet d’aspirine dans la sienne. — Ne te mets pas dans des états pareils, tenta-t-il de la rassurer, tout ça n’est que coïncidences sur coïncidences, un peu comme les superstitions. Madame Moreau observa tour à tour ses collègues, se demandant bien qui parmi eux lui avait fait cette mauvaise farce. Mais ils étaient tous partis au pays des songes. Il lui semblait pourtant avoir vu ce nombre quelque part.
Elle décida de quitter la cabine pour se rafraîchir les idées. Contrairement à ce à quoi elle s’attendait, le silence demeura lorsqu’elle ouvrit la porte coulissante. Les élèves devaient eux aussi avoir trouvé le sommeil. Parcourant le couloir, ses yeux ne pouvaient s’empêcher de relever les numéros de cabines, quand ils tombèrent sur le nombre 120. Elle arrangea ses cheveux, prit une profonde inspiration et frappa à la porte. On l’invita à entrer. Un homme d’âge mûr, impeccablement vêtu et arborant des moustaches en croc soigneusement cirées, lui fit signe de s’asseoir en face de lui. — Hercule Poirot, le fameux détective ! s’exclama-t-elle. — Oui, oui, tempéra-t-il, un peu agacé, si vous pouviez parler moins fort, je préférerais que les autres ignorent que je suis là. Il poussa le verrou intérieur de sa cabine individuelle et avala quelques cachets avec un verre d’eau. Remarquant le regard interrogateur de la maîtresse, il fit une grimace et un geste de la main pour lui faire comprendre que ce n’était pas important. Puis il se racla la gorge et la regarda dans les yeux. — Madame Moreau, dit-il, l’air grave. Je crois pouvoir vous dire, sans le moindre doute, que vous êtes en danger de mort. Sarah réprima un juron. Hugo posa aussitôt sa tasse sur la table et mit le film en pause.
— Je me suis brûlée avec le thé et j’ai fait tomber ma bague, dit-elle. Où est-ce qu’elle est passée maintenant ? — Attends ! dit Hugo en la stoppant de la main. Je m'en occupe, passe-moi ton téléphone, s’il te plaît. Il scruta le tapis à l’aide de la torche, puis sous le canapé. Très rapidement, il la retrouva et un genou resté à terre, il présenta la bague à la jeune femme. — Ce n’est pas un peu tôt pour ça ? pouffa-t-elle. Celui-ci, embarrassé, posa la bague sur la table et s’assit à côté d’elle, le regard dans le vide. Sarah porta la tasse à ses lèvres, souffla sur la surface du breuvage puis invita Hugo à faire de même. — Je crois que la température est maintenant idéale, dit-elle avec une voix douce. Ils burent quelques gorgées tous les deux, les yeux dans les yeux. — Madame Moreau, dit le détective, l’air grave. Je crois pouvoir vous dire, sans le moindre doute, que vous êtes en danger de mort.
— Sauf votre respect, je crois, monsieur, que vous vous êtes trompé de personne, dit-elle d’un ton assuré. Je ne vois pas une seule raison pour laquelle quelqu’un pourrait m’en vouloir. — Cela fait plusieurs mois que j’enquête et ma piste m’a mené jusqu’ici, dans ce train, avec vous. La marge d’erreur est quasi-nulle. Mais si vous pensez qu’il s’agit de quelqu’un d’autre, je suis ouvert à toute suggestion, je vous en prie, éclairez-moi ! — Je possède quelque chose qui pourrait vous éclairer, dit-elle en fouillant dans son sac. Mais ça risque de ne pas vous plaire. Le détective posa ses coudes sur la tablette qui les séparaient. Les mains jointes, il considéra le sac d’un air très intéressé, comme un enfant attendant qu’on lui offre une friandise. Mais de toutes les friandises auxquelles Hercule Poirot s’attendait, celle-ci s’avérait être la plus surprenante. Madame Moreau avait sorti un révolver de son sac et le pointait maintenant sur le détective. — Vous aviez raison sur un point : la marge d’erreur était quasi-nulle. Adieu, Monsieur Poirot. Sarah mit le film en pause, puis s’affala dans le canapé.
— Qu’est-ce qu’il y encore ? demanda Hugo, tu ne veux pas voir la fin ? — Je ne sais pas ce que j’ai, je ne me sens pas très bien tout à coup, j’ai des vertiges. Soudain, quelque chose changea dans le regard du jeune homme. Quelque chose qui angoissa Sarah. — J’ignore comment ce film se termine, dit-il d’une voix solennelle, mais j’ai ma petite idée quant à la fin de NOTRE histoire. — Hein ? Si tu penses au mariage, tu te mets les doigts dans le nez ! dit-elle en levant les yeux au ciel. — Hercule Poirot se trouvait dans la cabine numéro 120, tu te rappelles ? — Peut-être, je ne me souviens plus, et alors ? En quoi c’est important ? — C’est le nombre de secondes qu’il te reste à vivre depuis que tu as ingéré le poison. Sarah eut un rire nerveux. Puis elle poussa un long soupir sarcastique. — Je ne devrais pas tarder à rendre l’âme alors. Merci pour la précision. — Je crois que tu ne me prends pas au sérieux, dit Hugo d’une voix grave en fronçant les sourcils. — Tu me fais peur, arrête. Aujourd’hui, c’est la Saint Valentin, garde les histoires qui font peur pour Halloween, s’il te plaît ! Il regarda sa montre, puis la fixa dans les yeux. — Il te reste 90 secondes. Le sourire de Sarah s’effaça. Elle se leva et s’éloigna du canapé en chancelant, sans lui tourner le dos. Hugo ne la quittait pas des yeux, plus sérieux que jamais, comme un serpent attendant que le poison ait fait effet pour engloutir sa proie. — Tu n’as nulle part où aller, ajouta-t-il d’un ton malicieux, et le temps que la police ou les secours arrivent — si seulement je te laisse les appeler, tu seras déjà morte. — Qui… êtes-vous ? demanda Sarah, dont la peur se lisait sur le visage. — Peu importe qui je suis, tu n’es pas la première avec qui j’ai joué, et si ça peut te rassurer, tu as été jusqu’à maintenant ma partenaire la plus intéressante. Soudain, Sarah sembla alors se ressaisir et, bien droite, les mains dans le dos, faisant les cents pas à bonne distance du jeune homme, elle annonça d’une voix forte et assurée : — Très bien, si tu aimes jouer, alors on va faire un jeu. Tu es le meurtrier et je suis, disons, Sherlock Holmes, dit-elle en lui faisant un clin d’œil. Déstabilisé, Hugo lui jeta un regard interrogateur. — Tu te souviens quand Hercule Poirot pensait avoir sauvé la victime, qui s’avérait finalement être la meurtrière ? Elle désigna très brièvement du regard les tasses de thé sur la table, ce qui incita Hugo à faire de même de manière inconsciente. Sarah lut sur le visage du meurtrier qu’il avait enfin réalisé sa terrible erreur. — Oui, j’ai échangé les tasses, confessa-t-elle, un classique qui fonctionne toujours ! Et il te reste approximativement 60 secondes à vivre. Hugo lui jeta un regard assassin et tenta de lui sauter à la gorge, mais il resta cloué au canapé. Horrifié, il comprit que le poison faisait déjà effet et qu’il ne pouvait plus bouger un pouce. — Et oui, c’est trop tard, chantonna-t-elle, amusée. Mais si ça peut te rassurer, je tiens à te féliciter : les initiales sur la carte à jouer comme dans le film, énorme coïncidence ? Non, rien moins qu’un coup mûrement réfléchi pour installer le doute chez la victime ! Tout comme le numéro 120, du génie ! Sarah se baissa et posa ses mains sur ses genoux, comme si elle s’adressait à un jeune enfant. — Si j’ai bien compris, tu aimes jouer au chat et à la souris… Un coup de couteau dans le dos, pouah ! Quel ennui ! Non, jouer avec sa proie avant de l’achever, qu’est-ce que c’est jouissif ! J’ai bon ? Des gouttes commençaient à perler sur le front du jeune homme qui luttait contre le poison. — Mais heureusement, poursuivit-elle en mimant, un petit grain de sable est venu se loger dans ta mécanique bien huilée : le hasard. Oui ! Le hasard ! Hier soir, j’ai fait tomber un cachet d’aspirine par mégarde dans le bocal du poisson, qui est mort au bout de quelques secondes seulement. Coïncidence ? Non ! Un poisson ne meurt pas comme ça avec un VRAI cachet d’aspirine ! Elle jeta un coup d’œil à son téléphone. — Oh, il ne te reste plus que 15 secondes. Elle s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et mima un métronome avec son index : — Désolé. Tu t’es fait prendre à ton propre jeu. 10, 9, 8… Le tueur murmura quelques mots que Sarah peina à entendre. Elle approcha son oreille de sa bouche, se sentant dorénavant complètement hors de danger. — Bien joué, souffla-t-il avant de s’effondrer, les yeux révulsés. |