Un dimanche après-midi à Paris.
Comme chaque dimanche, M. Laurent se réveillait dès l’aube afin d’admirer l’astre du jour s’élever dans un ciel encore safran. Il n’hésitait pas à ouvrir la fenêtre en grand pour inspirer une profonde bouffée d’air puis écouter le pépiement des moineaux. C’était pour lui l’annonce d’une belle et heureuse journée.
M. Laurent était un homme curieux, toujours fasciné par les choses simples, comme la teinte légèrement acacia de son thé noir. Il avait pris pour habitude de le boire tiède, et comme il lui était toujours servi brûlant, il profitait de ce temps pour égaliser sa moustache. De nature excentrique, il se plaisait à répondre à des questions que son reflet semblait lui poser. Mais il n’était pas toujours discret et la domestique devait souvent faire une pause de l’autre côté de la porte, tendant l’oreille. Elle hésitait alors à frapper, de peur d’interrompre son soliloque. Une fois le silence installé, la domestique lui apportait un plateau sur lequel était disposée une tasse de thé accompagnée de quelques biscuits. Lorsque son thé était enfin à la température désirée, il s’enfonçait dans un fauteuil richement orné et s’emparait de la gazette du jour. Il avait toujours pour habitude de s’arrêter sur la page de couverture comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art, de la contempler avec un air très sérieux, de se racler la gorge puis de porter le thé à ses lèvres avec dandysme. Après une première gorgée, il souriait de plénitude et sa moustache semblait frémir. Alors la domestique frappait à la porte et passait sa tête dans l’embrasure, cette fois pour lui rappeler que Monsieur devait partir bientôt s’il ne voulait pas être en retard pour le club. Mais ce jour-là était un dimanche particulier : ses amis du club avaient décidé de passer la journée en compagnie de M. Eiffel, connu pour avoir inauguré la statue de la Liberté il y avait trois automnes à New-York. M. Eiffel venait de finir la construction d’une immense tour de fer située au beau milieu de Paris, qui était sans conteste une prouesse technologique. Néanmoins, les parisiens n’étaient pas unanimes quant au sort qui lui serait réservé. Beaucoup espéraient qu’elle soit vite démantelée car elle faisait tâche dans leur belle capitale ; et c’était aussi l’avis de M. Laurent. C’était pour cette raison qu’au lieu de rejoindre ses amis, celui-ci décida de se rendre seul à l'île de la Grande Jatte. Le soleil était radieux et l’ombre du promeneur se mêlait à celle des arbres du parc, qui échangeaient peu à peu leur vert éclatant pour une teinte plus sobre et automnale. Alors qu’il traversait le pont Bineau *, il s’arrêta à mi-chemin. La brise s’était levée, formant une faible houle sur le fleuve. Il s’accouda au parapet et laissa son regard se perdre à l’horizon. Il tomba rapidement sur la silhouette métallique, froide et menaçante, fit la grimace puis recentra son attention sur les nombreuses navettes qui parcouraient la Seine telles des loutres de rivière. Depuis que les diverses compagnies d’embarcations fluviales avaient fusionné trois années plus tôt sous le nom de Compagnie générale des bateaux parisiens, le trafic s’était intensifié avec des dizaines de milliers de passagers par jour. M. Laurent poursuivit sa route et posa enfin le pied sur l’île de la Grande Jatte. Il longea un manège couvert bâti par M. Herzog, un industriel alsacien et propriétaire d’une bonne partie de l’île. Tandis qu’il passait devant les écuries et la sellerie, la forte odeur d’avoine et de cuir était si prononcée qu’il aurait pu deviner leur présence les yeux fermés. De nombreuses guinguettes abondaient sur l’île et alors que le soleil n’était pas encore au zénith, les parisiens se pressaient déjà autour des tables, en famille ou entre amis pour y partager un petit vin ; mais il fallait attendre la nuit tombée pour que les festivités commencent. Relativement bon marché, ces petits bals attiraient autant les membres de la classe populaire que les personnalités. Ainsi, poètes, peintres, acteurs et actrices, journalistes et bien d’autres se donnaient rendez-vous pour oublier les tracas du quotidien. L’ambiance était heureuse et sereine. M. Laurent inspira profondément et sourit. C’était définitivement une belle journée. Dépassant de nombreux ateliers, il atteignit enfin la pointe sud de l’île où il fit une rencontre inattendue. M. Laurent s’exclama : “M. Seurat !” La personne interpelée n’était autre que l’artiste peintre bien connu des parisiens pour des œuvres telles qu’Un dimanche après-midi à l'Île de la Grande Jatte *, réalisée entre 1884 et 1886. Mais il n’était malheureusement pas très apprécié, avant tout par les impressionnistes eux-mêmes, comme le célèbre Monet. Alors que ces derniers étaient célèbres pour immortaliser un paysage ou un instant de vie sur la toile, la taille, la minutie et la lenteur d’exécution des oeuvres de M. Seurat exigeaient de se contenter d’esquisses prises sur le vif pour s'occuper des détails une fois dans l’atelier. Cet immense tableau de plus de trois mètres de large avait nécessité deux années de travail puis avait été présenté à la huitième exposition impressionniste de 1886. Mais le succès n’avait pas été au rendez-vous. Les personnages hiératiques de M. Seurat avaient manqué de séduire leur public. — Belle journée, n’est-ce pas ? demanda le peintre d’un air courtois. — Je ne vous le fait pas dire, consentit M. Laurent. Pensez-vous à réaliser un nouveau tableau de l’île, Monsieur ? — Aucunement ! Je profite de cette belle journée en essayant de ne pas penser à mes pinceaux ! M. Seurat ajouta : — Je vous retourne la question. Pas que vous ayez pensé à un nouveau tableau — quoique cela serait une très agréable surprise ; mais que fait donc Monsieur sur l’île par ce temps magnifique ? — De même que vous, répondit M. Laurent, je me laisse guider par mes pas, sans destination aucune, simplement le désir sincère de profiter d’un dimanche après-midi, loin de la cohue et du tohu-bohu présent sous sa robe de fer. — Voulez-vous parler de l’œuvre de M. Eiffel ? — Je ne sais vraiment pas si l’on peut la qualifier d’œuvre, dit M. Laurent, mais il s’agit en effet de cela. — Une œuvre est une œuvre, qu’elle vous plaise ou non, il ne s’agit là que de votre avis, répliqua le peintre. L’art est avant tout subjectif. Gêné, M. Laurent n’eut d’autre choix que d'acquiescer. — Maintenant, si vous le voulez bien, dit M. Seurat avec panache, je vais prendre congé et aller rendre visite à cette demoiselle de fer. Je ne serais pas surpris qu’elle soit pour moi une très grande source d’inspiration ! * Sur ces mots, ils se saluèrent puis M. Laurent poursuivit sa route. Il s’arrêta au bord de l’eau, demeura immobile et les yeux fermés un long moment, captant les odeurs et les sons alentours : des rouge-gorges dissimulés dans les feuillages aux fanfares au loin, en passant par les cris des enfants jouant à cache-cache dans le parc. Il s’allongea sur la pelouse et s’assoupit. Il ouvrit les yeux. Des heures avaient passé, il faisait nuit. Mais si les familles étaient rentrées chez elles, les guinguettes quant à elles avaient ouvert le bal, comme en témoignait la musique diffuse et lointaine. La tête posée sur ses paumes, les jambes croisées, contemplant la voûte céleste dégagée de tout nuage, l’homme songeur se laissa absorber par “le silence éternel de ces espaces infinis” *. Mais contrairement à M. Pascal, lui n’en était pas effrayé. Il avait atteint ce soir-là une paix intérieure qu’il n’avait pas ressentie depuis bien longtemps. Après un long moment à nommer les constellations, il se leva, s’étira puis ôta une montre à gousset de sa poche. Mais alors qu’il l’avait ouverte pour connaître l’heure, une présence le fit soudain lever les yeux. Un homme masqué, quasiment vêtu de haillons, sortit de l’ombre et s’avança vers lui. L’inconnu n’avait pas dit un mot, mais il avait compris. Il fouilla ses poches et lui tendit quelques coupures. Celui-ci marqua un temps avant de les lui arracher puis fit un signe de la tête. Résigné, M. Laurent lui céda son portefeuille. Mais le regard du malandrin s’était désormais posé sur sa montre à gousset. — Oh non, supplia-t-il, laissez-moi au moins cela, c’est d’une valeur affective, vous savez. Un frisson parcourut son dos : l’agresseur le menaçait maintenant avec un poignard. Alors que M. Laurent s’apprêtait à abandonner l'un de ses biens les plus précieux, il entendit soudain le son caractéristique d’un chien. Mais pas n’importe quel chien : celui d’un fusil prêt à abattre sa cible. Le bandit prit peur et disparut dans la nuit. Le gentilhomme se retourna et se retrouva nez à nez avec une jeune femme aux cheveux bouclés, portant un foulard et un chapeau de cow-boy. Celle-ci baissa son arme, dont le canon avait suivi sans relâche l’agresseur dans sa fuite, et jeta un regard interrogateur à M. Laurent. — Plus de peur que de mal, dit-il en reprenant son souffle. Il rangea sa montre à gousset puis ajouta : “merci !” Elle avait fait un signe de la tête et s’apprêtait à partir quand M. Laurent l’interpela. — Attendez ! Pourrais-je connaître le nom de ma bienfaitrice ? Elle répondit simplement avec un accent prononcé : « Annie Oakley », puis elle disparut dans la nuit. Le lendemain matin, alors que M. Laurent feuilletait la gazette du jour comme à son habitude, il tomba sur un gros titre qui piqua sa curiosité : « Le Buffalo Bill’s Wild West est à Paris ! » Il se mit alors à entamer la lecture de l’article : « Depuis 1882, Buffalo Bill organise et dirige un spectacle populaire : le Buffalo Bill’s Wild West. Avec sa troupe, il se produira dans toute l’Amérique du Nord et en Europe. Cette année, à l’occasion de l’Exposition universelle, il passera en France par Paris, Lyon et Marseille. » Puis quand il tourna la page pour poursuivre, une photo attira son attention. Elle ressemblait fortement à l’inconnue de la nuit dernière ! Il lut la légende : « Célèbre pour sa redoutable précision au tir, Annie Oakley * vient de l'ouest américain et ne manque jamais sa cible. Parmi ses exploits : à 28 mètres de distance, elle touche 4472 des 5000 boules de verre lancées en l'air. » — Annie Oakley, se dit M. Laurent à lui-même, c’est bien ainsi qu’elle disait s’appeler, avec son drôle d’accent et son drôle de chapeau. Il ne pouvait s’agir que d’elle. Une chance qu’elle soit passée par là, ce malandrin n’avait aucune chance. Aucune. Il ferma la gazette et la posa sur la table, puis porta le thé à ses lèvres avec préciosité. La première gorgée le fit sourire de plénitude et sa moustache frémit. La journée s’annonçait belle et heureuse. Notes1 : Le pont Bineau (1871) a été aujourd’hui remplacé par le pont de Courbevoie. Il était connu comme le point de départ du Tour de France 1907.
2 : Un dimanche après-midi à l'Île de la Grande Jatte (1884-86) par Georges Seurat. 3 : Ce n’est pas un hasard si j’ai placé cette référence. La Tour Eiffel est un tableau réalisé par le peintre Georges Seurat en 1889 représentant la Tour Eiffel. Il est conservé au musée des beaux-arts de San Francisco. 4 : “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.” Cette célèbre réflexion (issue de ses Pensées), que Blaise Pascal attribue certainement à l’incrédule placé devant le monde infini issu de la révolution cosmologique du XVIIe siècle, revêt un caractère tragique. 5 : Annie Oakley est une femme ayant réellement existé au Etats-Unis et célèbre pour sa redoutable précision au tir. Elle est venue accompagner la troupe de Buffalo Bill lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889. |