Demain.
Erik se figea, les yeux coruscants comme deux pulsars. Il venait d'être balayé du monde onirique par un afflux de lumières dansant contre les murs squalides de la pièce, à la manière d'une boule disco. A peine avait-il levé ses paupières qu'un frisson lui avait parcouru la nuque, sur laquelle apparaissait un code-barre dépourvu de chiffre. La main tremblante, il s'extirpa non sans difficulté du tas de draps froissés dans lequel il était maintenu prisonnier. Il dut esquiver des obstacles inertes jetés çà et là sur le sol froid et glissant, pour enfin pouvoir approcher le phénomène, dont l’intensité décroissait lentement mais inexorablement. Un sourire fasciné teinté de crainte déforma son visage harassé de fatigue.
Il tâtonna comme un aveugle derrière lui tout en ne quittant pas la sphère du regard, et ramena un tabouret boiteux sur lequel il prit place lourdement. Déposé sur un support fait de bois de châtaignier, le globe, dont le diamètre n'excédait pas celui d'une balle de golf, révélait un spectacle ensorcelant : une multitude d'éléments scintillants parsemait l'intérieur de la boule essentiellement constituée de vide. Sans plus attendre, Erik déplia un bras articulé craché par le plafond miteux, dont l'extrémité était pourvue de gadgets en tous genres. Un vrai couteau-suisse proposant un panel d'outils pour le moins insolites dont certains semblaient ne pas avoir leur place ici. Erik plaça une grosse loupe entre ce qui s’apparentait à une boule de cristal et son œil. Ce qu’il vit lui fit oublier la pièce dans laquelle il vivait depuis ce qu’il lui semblait une éternité. Des années avaient passé depuis que l’Humanité avait abandonné la Terre. Elle ne l’avait pas quittée ; la Terre ne lui en avait pas laissé l’occasion. On aurait pu croire que Gaia, rancunière, avait décidé d’en finir avec ce fléau qu’était la race humaine. Mais il n’en était rien. C’est l’Homme lui-même qui a précipité sa chute, lentement mais sûrement. Certains diraient : de toute manière, tout à un commencement et une fin. Mais cette fois, c’était différent. L’Homme était la première espèce à être informé de ce qu’il allait advenir et pourtant n’avait rien fait pour l’éviter. Epidémies, famines et guerres sont devenues le quotidien de tous, même de ceux qui se croyaient à l’abri de tels problèmes, en complète léthargie derrière leurs écrans empestés de mensonges et de propagande. Erik avait découvert ce lieu il y a bien longtemps. Alors qu’il n’était qu’un enfant perdu à la recherche de vivres dans les sous-sols d’un musée en ruines, il avait découvert parmi une collection d’objets d’art pour la plupart brisés un coffret mystérieux. Une inscription dans une langue inconnue figurait sur sa tranche, comme un avertissement. Erik s’était amusé à croire qu’il avait découvert la boîte de Pandore. Après des jours et des nuits passées à tenter de l’ouvrir, il était sur le point d’abandonner quand il y était enfin parvenu. A l’intérieur se trouvait une petite sphère parfaitement bien conservée. Elle était transparente, pas plus lourd qu’une pomme et un élément singulier se trouvait en son centre, comme le noyau d’un atome. Le cœur de l’artéfact semblait incandescent, comme si une flamme éternelle brûlait en son sein. La légende de Prométhée volant le feu aux Dieux pour le donner aux Hommes refit surface dans l’esprit de Erik, mais il chassa rapidement cette image de son esprit en se demandant ce qui pouvait entretenir cet étrange phénomène. Son origine ne pouvait qu’être extraterrestre. Mais à quoi servait-elle ? C’est à cette question que Erik tenta de répondre pendant les longues années qui suivirent. Il avait finalement décidé d’emménager dans ce lieu où il était à l’abri du monde extérieur devenu hostile, et de se pencher sérieusement sur ce mystère. Il avait converti la pièce en une sorte de laboratoire rudimentaire, où il pouvait mener ces expériences tel un savant fou. Il y avait des mois qu’il ne s’était pas rendu à la surface, ce qui lui avait fait perdre toute notion de temps, de jour et de nuit. Il ne se demandait même plus si la nature était devenue plus clémente et que la vie était de retour. Il avait presque oublié ce qu’était le monde autrefois, avec ses grandes mégalopoles plongées dans un brouillard de particules nocives et ces drones déchirant le ciel comme des épées de Damoclès. Cet artéfact ésotérique retenait toute son attention, comme une drogue dont il ne pouvait se passer. Il lui arrivait d’oublier de se nourrir ou de dormir, jusqu’au point de s’effondrer. Il était bientôt devenu le paradigme du vieil ermite misanthrope : longue barbe et longs cheveux hirsutes et crasseux, le corps famélique, les yeux globuleux saillant d’un visage creux. Quiconque l’aurait croisé aurait inconsciemment changé de trottoir, de peur d’être attaqué par cette créature répugnante assoiffée de sang. Mais dans le même temps, la pitié habiterait ces passants, car Erik semblait simplement égaré, dans l’attente inespérée que la sphère libère un jour quelque précieux trésor. Mais ce jour arriva, comme une récompense pour sa patience et ses efforts acharnés. A travers la lentille de la loupe qu’il tenait entre ses longs doigts décharnés, il assista à un spectacle comme il n’en avait jamais vu de sa vie : il lui sembla observer des étoiles. Un maelström de sensations envahit son âme, et il abandonna rapidement la loupe pour s’emparer de ce qui s’apparentait à un microscope. Après avoir testé quelques lentilles défectueuses qu’il jeta vivement par-dessus son épaule, il arriva à zoomer sur l’une des étoiles. Il fit une légère mise au point, puis poussa un cri de triomphe, les bras droits vers le ciel. Son intuition avait vu juste. Il ne s’agissait pas seulement d’étoiles, mais d’amas d’étoiles, autrement dit, de galaxies. Erik détacha son œil de l’objectif et demeura un long moment immobile, les bras croisés, un sourire satisfait redonnant un semblant de vie à son visage meurtri. Il pensait à ce qu’il venait de voir. C’était incroyable : il lui semblait que cet artéfact contenait la représentation d’un univers en trois dimensions. La flamme qui sommeillait en son cœur avait été en quelque sorte de la matière condensée à très forte densité et à très forte chaleur… et puis un jour : BOUM ! Oui. L’explosion de lumière qui l’avait réveillé n’était autre qu’une reproduction du commencement de l’Univers. Et depuis ce moment, l’univers était en constante expansion et se refroidissait très rapidement. Erik posa ses mains croisées sur le haut de son crâne dégarni et poussa un long soupir d’émerveillement. D’aussi loin qu’il se souvienne, il ne s’était jamais senti aussi bien. Erik se frotta les mains, puis poursuivit son exploration. Il zooma sur une galaxie qui ressemblait à la Voie Lactée, et chercha au hasard parmi les milliards d’étoiles. De temps en temps, il faisait une pause et il se surprenait à s’être assoupi, puis reprenait ce qu’il avait entrepris. Soudain, alors qu’il avait pratiquement zoomé au maximum, il découvrit des planètes. Curieusement, ces astres lui semblaient familiers. De lointains souvenirs erronés de livres d’école sans doute… Il demeura longtemps fasciné par l’une d’elle, entourée d’un anneau parfait. Le spectacle était enivrant de beauté. Après une errance passionnante aux confins de l’univers, il découvrit une planète bleue. Il plissa les yeux, l’air dubitatif. Son enthousiasme disparut petit à petit pour laisser place à une forme d’angoisse. Peut-être savait-il, inconsciemment, ce qu’il allait découvrir ? En réalité, il le savait sans doute depuis le début. Il chassa ces interrogations de son esprit et zooma de nouveau, à travers l’atmosphère de la planète. Ce qu’il vit lui donna des sueurs froides. Telles des colonies de termites, les êtres humains se multipliaient de façon exponentielle et les surfaces vertes et les terres sauvages étaient réduites en poussières par les flammes et, à la place, des champs immenses de monoculture et de bétail apparaissaient, rapidement remplacés par des forêts de béton, qui comme les arbres d’un écosystème, montaient toujours plus haut pour capter le maximum de soleil. Bientôt, la quasi-totalité des terres furent bétonnées et alors que de nouveaux continents semblaient se former artificiellement au milieu des océans, ces derniers semblaient vouloir prendre leur revanche : avec l’aide de la fonte des glaces aux pôles, l’eau franchit la frontière entre les océans et les terres, engloutissant maintes îles à la manière de l’Atlantide et à l’image de la guerre qui se livrait entre ces deux entités, les migrations climatiques toujours plus nombreuses firent éclater les gouvernements. Erik l’ignorait pourquoi, mais il vit l’Humanité se livrer batailles sur batailles, et s’entre-tuer jusqu’à ce que la Terre ne soit plus qu’un vulgaire caillou, aussi dégarni et infertile que son crâne. Alors qu’il parcourt les terres de désolation comme à travers l’œil d’un drone, il aperçoit tout à coup du mouvement. Un enfant qui court avec un lourd sac à dos, et finit par disparaître dans un trou. Inconsciemment, Erik avait compris que l’artéfact était un outil que l’on pouvait manipuler et non un film que l’on ne pouvait contrôler. Ainsi, le doigt posé contre la sphère, il pouvait, seulement par la pensée, ralentir le temps et naviguer dans un paysage en trois dimensions. Il était tellement plongé dans ce qu’il voyait qu’il avait oublié qu’il était en train de regarder au microscope dans une boule de cristal. Ainsi, il descendit dans le gouffre, et après quelques errances dans le dédale de couloirs sombres, il termina sa course derrière un homme aux cheveux gris assis sur un tabouret. Erik poussa un cri et se retourna vivement. Rien. Il crut que son cœur allait exploser. Quelque chose était passé derrière lui au moment où il avait conduit sa « vision » jusque derrière l’homme qui semblait n’être rien d’autre que… lui-même. Il se replongea dans l’artéfact et navigua de telle sorte à être en face de l’homme. Il s’agissait bien de lui-même. Soudain, il se vit jeter l’artéfact avec rage, qui se fracassa comme de la porcelaine sur le sol. A cette vision, Erik s’apprêta à reproduire la même action, quand il comprit : cet artéfact ne permettait pas seulement de voir le passé, mais aussi l’avenir. Il reposa soigneusement la sphère précieuse sur son socle et lorsqu’il replaça son œil sur la lentille, il s’amusa à avancer rapidement dans le temps. Il voulait savoir s’il y avait une issue à toute cette histoire. Alors qu’il se voyait vieillir et dépérir de plus en plus, il hésita maintes fois à arrêter son exploration. Mais la curiosité était trop forte, et son instinct lui chuchotait encore une fois à l’oreille de persévérer. Tout à coup, il se vit se lever, remplir son sac à dos d’un peu de nourriture, d’eau et de quelques babioles. Mais il fut surpris de se voir abandonner ce lieu si précipitamment ; qui plus est, avec le sourire. Il le suivit dans le labyrinthe jusqu’à la sortie, tel un fil d’Ariane. Des plaines à perte de vue s’étendaient devant ses yeux stupéfaits. L’éclat verdoyant de l’herbe fraîche inondait son âme de bonheur, et il sentait presque la brise légère caresser son visage. Loin devant s’élevaient de hautes montagnes, majestueuses, montant la garde sur cet oasis composé de forêts et de rivières immaculées. Mais Erik eut une sensation de rejet, car sa raison n’acceptait pas cette vision utopiste. Très sceptique, il continua néanmoins à se délecter de ce paysage édénique, qu’il n’avait, comme les planètes, eu l’occasion de voir seulement dans les livres d’école. C’est alors que, à sa grande surprise, son double se tourna vers lui. « Je sais que tu ne croiras pas ce que tu vois actuellement, mais ceci est bien réel. Et depuis bien longtemps. Tu te demandes comment ceci a-t-il pu évoluer si rapidement ? C’est simple : l’endroit où tu te trouves est une singularité temporelle, ce qui provoque une différence d’écoulement du temps à l’intérieur et à l’extérieur. Tandis que tu passes l’équivalent d’une année dans ce trou à rats, une bonne dizaine d’années s’écoule à la surface. Et ceci depuis que tu as ôté cet artéfact de sa boîte. Cela fait sans doute des années que tu as cherché comment « l’activer ». Eh bien, sache que toutes ces années passées, les choses ont beaucoup changé à l’extérieur. Dame Nature a pansé ses plaies et la Vie est revenue ! Ceci n’est pas enregistrement. Je te parle actuellement. Enfin, tout est relatif. Le temps que tu me rejoignes à l’extérieur, au bord du gouffre, j’aurai déjà disparu depuis des années. Tu comprends maintenant ? Ce qui est amusant, c’est que c’est toi qui es venu à moi avec ce bidule extraterrestre. Mais c’est très pratique, parce que me faisant vieux, je pense ne pas pouvoir découvrir ce nouveau monde, alors que toi, si ! Tu es encore jeune, et grâce à cet artéfact, tu pourras, et donc, je pourrai à travers toi, disposer de temps supplémentaire. Allez ! Sors maintenant et découvre le monde ! Moi, je t’attends ici. Peut-être aurons-nous l’occasion de se voir avant que je me mélange à la poussière… » Erik resta médusé. Cette histoire était incroyable. Quelques heures passèrent tandis qu’il faisait les cent pas dans son labo improvisé. Il croyait qu’il allait devenir fou. Puis alors qu’il avait frappé le bureau d’un poing colérique, la sphère abandonna son socle sous le choc et roula jusqu’au bord du meuble. Horrifié, Erik tenta de la rattraper. Trop tard. Celle-ci se fracassa sur le sol, et une lumière intense s’en dégagea, comme un rayon de soleil se reflétant dans un miroir. Par un geste réflexe, Erik porta les mains à ses yeux, pour atténuer la douleur. Il lui fallut de longues secondes avant de retrouver la vue, qui était habituée à la pénombre, mais ce ne fut que pour constater l’ampleur des dégâts. L’artéfact n’était plus. Il s’était éparpillé en un milliard de morceaux quasiment invisibles à l’œil nu. Erik n’avait plus d’autre choix. Il prépara son sac à dos et s’aventura, pour la première fois depuis des années, dans le dédale de couloirs menant vers la sortie. Il se souvenait parfaitement du chemin suivi par son double lorsqu’il était avec lui via l’artéfact. Il déboucha enfin du gouffre. Tout était vrai. Les montagnes, les forêts, les rivières, tout ! Alors qu’il avançait pieds nus dans l’herbe fraîche, sensation lui procurait un plaisir intense, il butta contre un corps. Il ne fut pas effrayé ni dégoûté. Il savait que ce corps appartenait à son double, qui l’avait, comme promis, attendu. Sans attendre, il creusa un trou à l’aide d’une pelle et y déposa le corps, avant de le recouvrir de terre. Puis après un dernier regard reconnaissant envers celui qui l’avait aidé à quitter son abri et à vaincre ses peurs, il se mit en route, au hasard, vers l’horizon… |