Sur la pointe des pieds.
Anna se releva, grimaçante, la sueur perlant sur son front découvert, les cheveux tirés en arrière. Repoussant une mèche rebelle, elle remarqua les regards posés sur elle, pour la plupart méprisants. Tête baissée, elle ajusta le ruban bleu qui lui serrait la taille. Dans les coulisses, elle n’attendait pas son tour sans rien faire, contrairement à ses pairs, qui claquaient pratiquement des dents à l’idée que leur tour vienne. Derrière le rideau, des formes s’agitaient sous un bain de lumière aveuglante et dans un silence insupportable. Les seuls sons qui lui parvenaient étaient le craquement du bois, le froissement des costumes et les sanglots d’une jeune fille derrière elle. Anna posa un genou à ses côtés, la main sur son épaule, tentant de la consoler. La fille en pleurs avait retiré un de ses chaussons, découvrant un pied teinté de rouge. Anna la prit dans ses bras et lui chuchota quelques mots pour la rassurer.
— Anna ! Elle reconnut la voix de Madame Degas, leur maîtresse de ballet. Cette dernière n’avait l’air nullement en colère, contrairement à ce qu’elle laissait entendre. Cette femme avait un timbre de voix qui pouvait en impressionner plus d’une et plus d’un, mais était avant tout passionnée. Alors qu’Anna se détachait délicatement de l’étreinte de Victoire, elle sentit le poids du silence et des regards. Les filles la regardaient avec insistance, lui implorant de ne pas faire attendre la maîtresse de ballet. — Anna ! répéta Madame Degas, où est donc passée cette petite ?! Celle-ci allait ouvrir le rideau quand Anna en émergea sur la pointe des chaussons, le tutu flottant avec grâce. — Ah ! Te voilà donc, ma chérie, dit la vieille femme avec tendresse, prends place s’il te plaît, je veux te voir… Elle marqua une pause, comme pour chercher ses mots, puis leva les bras au ciel. — Je veux te voir atteindre les étoiles ! La jeune fille acquiesça et se mit à l’œuvre. De toutes les filles présentes dans les coulisses, Anna était la meilleure danseuse, et elles le savaient toutes. Elle avait un talent certain pour subtiliser les regards, ce qui avait pour effet de drainer leur motivation et leurs espérances. Néanmoins, l’une d’entre elles pensait autrement. Au lieu de se laisser abattre, elle avait fait le choix de s’inspirer d’Anna et de se surpasser. Malheureusement, à vouloir dépasser ses limites, elle s’était blessée au pied et son optimisme semblait avoir été vain. Elle s’appelait Victoire. Victoire Degas. Elle jeta un regard sombre aux deux hommes qui observaient la répétition. L’âge mûr et immensément riches, ils venaient régulièrement “encourager” les danseuses. Un bien grand mot pour dire qu’ils se rinçaient l’œil. L’un d’entre eux, portant une moustache argentée et un sombre chapeau haut de forme, était affalé sur une chaise avec si peu de respect que Victoire rêvait de pouvoir briser un des pieds de son trône d’un simple regard. L’autre, aussi chauve que fortuné, était accoudé au dossier de sa chaise retournée et se délectait des mouvements fluides et agiles d’Anna, à l’affût de la moindre parcelle de corps dénudée. En un seul regard, elle les avait surpris la main dans le sac ; sachant cela, comment sa mère pouvait accepter de laisser entrer ces pervers dans la salle ? Facile : elle était la seule à y voir quelque chose de mal. A la fin de la répétition, Anna allait sans doute se réfugier dans les bras de l’un de ces pères de substitution. Victoire eut un frisson puis sécha ses larmes. Ses réflexions lui avaient presque fait oublier sa blessure au pied, et à la vue d’une fille en train de bâiller, elle ne put s’empêcher de l’imiter. Anna décrivait désormais des cercles sur la scène, de plus en plus rapides. Mais alors qu’elle tournoyait sur elle-même, elle fut prise d’un vertige, ses jambes frêles se dérobèrent et elle tomba sur le flanc. Le visage vieillissant de Madame Degas, qui était ravi devant un tel bijou, fut soudain déformé par une profonde inquiétude quand elle se précipita vers Anna pour lui porter secours. — Oh Anna, ma chérie, tout va bien ? Alors que la maîtresse de ballet lui tendait une main pour l’aider, Anna la refusa poliment et demanda un peu de temps pour tenter de reprendre ses esprits. Il faut dire qu’elle tombait de fatigue. Des heures avaient passé depuis le début de la répétition et tout le monde était épuisé. Les étoiles promises par Madame Degas dansaient maintenant devant ses yeux. Puis elle s’évanouit. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Anna regarda autour d’elle. Elle se trouvait dans un lit parfaitement bordé, au centre d’une chambre d’enfant. On frappa à la porte. Un homme entra et s’agenouilla près du lit. Ces yeux… Anna les reconnaîtrait entre mille. Il lui déposa un baiser sur le front et lui prit la main. — Tout va bien, ma chérie, lui dit-il avec un sourire des plus chaleureux. Tout va bien. Tu as seulement fait un mauvais rêve. — Papa, demanda-t-elle en sanglotant, que fais-tu là ? Celui-ci, toujours souriant, semblait ne pas l’avoir entendue. — Il fait nuit noire dehors, il est temps de te rendormir. Anna tourna la tête vers la fenêtre. Le vent soufflait fort à l’extérieur et un rideau de neige interdisait de voir à seulement quelques pas de la chambre. Mais il faisait parfaitement jour. — Papa, pourquoi… ? demanda-t-elle en se retournant vers son père. Mais celui-ci avait disparu. Avant qu’elle ait eu le temps de paniquer, Anna avait ouvert les yeux en grand. Victoire lui tenait la main, le regard inquiet. — Place ! Laissez place, cria Madame Degas en se frayant un chemin entre les danseuses agglutinées autour d’Anna. Laissez-lui un peu d’air, voyons ! La maîtresse de ballet lui tendit une tasse de thé, accompagnée de quelques biscuits. — Attention Anna, c’est très chaud ! avertit-elle. Mais je peux t’assurer que ça te remettra sur pied ! Puis elle disparut aussi vite qu’elle était arrivée, faisant signe aux danseuses de la suivre pour reprendre la répétition. L’essaim de tutus s’en était allé en bourdonnant mais Victoire était restée. Elle remarqua des larmes perler sur les joues d’Anna. — Tout va bien, lui dit-elle, tu as tout donné, mais maintenant tout va bien. Au moins, ajouta-telle en jetant un vif regard à son pied, tu ne t’es pas blessée. — Ce n’est pas ça, dit Anna. — De quoi s’agit-il ? — J’ai… balbutia-t-elle en sanglotant, je l’ai vu. Nul besoin d’expliciter, Victoire avait compris. Elle savait que le père d’Anna avait disparu à Sedan lors de la guerre franco-prussienne il y avait déjà trois ans, et se doutait bien qu’il s’agissait de lui. Victoire lui tendit la tasse de thé et celle-ci la remercia. Tout en savourant la boisson revigorante, Anna contempla, confortablement assise sur une chaise, la Salle de la Rue Le Peletier, située dans Paris. Comme à son arrivée, la neige devait toujours tomber dru dehors ; beaucoup de familles se préparaient déjà à fêter Noël autour d’un sapin coupé placé dans un coin de sa maison. Cette nouvelle tendance était décidément une drôle d’idée ! Ce théâtre était vraiment somptueux pourtant elle n’avait jamais pris le temps d’apprécier les détails de la Salle où elle s'entraînait depuis des mois. Devant la scène, la fosse d'orchestre, habituellement garnie de très beaux instruments, était aujourd'hui quasiment vide : seules deux contrebasses dépassaient timidement de la fosse plongée dans l’obscurité. Anna avala la dernière goutte de thé, enfila ses gants blancs et se leva d’un bond. Victoire la retint. — Ne fais pas ça, mon amie, tu en a déjà trop fait aujourd’hui, ne penses-tu pas ? Anna lui prit les deux mains. — Suis-moi ! Les deux danseuses bondirent sur la scène, un sourire radieux illuminant leur visage harmonieusement fardé, accompagnées d’un sublime orchestre composé de cuivres dorés et d’instruments à corde. La musique retentit avec puissance dans la salle ; des milliers d’yeux étaient rivés sur les deux cygnes gracieux, décrivant des cercles parfaits sous les projecteurs. Madame Degas jubilait de bonheur, son œil discrètement collé à la fente des rideaux. Les applaudissements explosèrent dans la salle lorsque l’orchestre joua sa dernière note et qu’Anna et Victoria saluèrent le public main dans la main. — Parfait, restez les mains en l’air ! Je me rendis compte que je faisais face au tableau d’Edgar Degas, immobile, dans le noir. J’étais restée plantée là, à contempler ce fichu tableau et me laisser aller à des rêveries alors que je devais m’éclipser avec. L’art devait avoir un certain effet sur moi — une reconversion peut-être ? Je pivotai lentement sur moi-même. M’aveuglant de sa lampe torche, le gardien de musée s’approcha lentement de moi et j’entendis le cliquetis de menottes. Mais lorsqu’il arriva à ma hauteur, il éteignit la lumière et explosa de rire. Je me détendis. Il s’agissait d’une énième mauvaise blague de mon collègue. Je lui donnai un coup de poing amical contre l’épaule ; en un instant, nous avions disparu… et le tableau avec. |