La piste d’argent.
Tom était riche. Très riche même. Enfin, ses parents l’étaient. Une fois que ceux-ci auraient passé l’arme à gauche, l’enfant unique et gâté qu’il était jouirait de toute leur fortune. Du haut de ses douze ans, il ne le pensait pas encore avec ces mots bien que cette idée lui trottât déjà dans la tête. La notion d’héritage lui avait été enseignée depuis le plus jeune âge. Ainsi, il y avait deux types de personnes à New-York : les riches et les pauvres. Les riches avaient besoin que les pauvres restent pauvres pour conserver leur opulence, et c’était ainsi que ça devait toujours se passer. Il était évident que sa famille l’était parce qu’elle le méritait, et elle devait protéger à tout prix son patrimoine, génération après génération. Il n’était pas question de le partager ou de le perdre, même si dans leur esprit, il s’agissait à peu près de la même vilaine chose. C’était donc dans ce nid de vipères que Tom grandit et forgea sa personnalité.
Ce matin-là, la mère de Tom frappa violemment à sa porte, ce qui le réveilla en sursaut et manqua de le faire tomber du lit, des songes mouvementés l’ayant conduit au bord de celui-ci. Il s’étira de tout son long puis se faufila hors de ses couvertures comme une anguille. Les cheveux ébouriffés et les yeux soulignés par de profonds cernes, il se traîna jusqu’à sa salle de bain personnelle. Une fois douché, il en ressortit vêtu d’un peignoir brodé, des gouttes ruisselant encore de son crâne. Il fit mine de ne pas remarquer sa mère qui tapait du pied, furieuse, devant la porte ouverte de sa chambre, en la contournant pour aller préparer ses vêtements. — Savez-vous que cela fait plus d’une heure que vous êtes sous la douche ?! vociféra-t-elle. — Ah, parce que maintenant vous vous souciez de vos factures, mère ? railla Tom sans même lui jeter un regard. — Premièrement, c’est votre père qui gère notre argent donc c’est avec lui qu’il faudra en discuter, et deuxièmement, je vous ai préparé un thé et il est maintenant glacé ! — Savez-vous, mère, que vous tenez là un concept novateur ? — Mon cher enfant, votre insolence est insupportable, je vais aller le faire savoir à votre père ! cria-t-elle en claquant la porte derrière elle. Un mépris profond se dessina sur le visage de Tom tandis qu’il enfilait son chandail à col roulé écarlate. Depuis que cette vieille chouette lui avait interdit de sortir avec ses amis, il avait une prise de bec avec elle. La neige était tombée dru toute la nuit et toute la ville était recouverte d’un manteau blanc. Quel gâchis ! Il se serait tellement amusé à jeter des boules de neige sur les passants et les mendiants du coin, se dissimulant derrière les poubelles avec ses amis ; des amis, bien entendu, issus de la Haute Société. Son père ne cessait de le lui répéter : attention aux misérables, s’ils vous touchent, vous serez atteint de la pire des maladies : la pauvreté. Tom descendit précautionneusement l’escalier en pin, couvert d’un tapis, pour ne pas se faire repérer, mais une marche grinça et une voix l’appela aussitôt depuis la cuisine. Il roula des yeux et descendit se mettre à table, la mine sombre. Sa mère lui avait préparé un nouveau thé vert, qui allait de pair avec la couleur de ses iris, accompagné de quelques friandises. — Je n’ai pas faim, grommela Tom. — Il fait très froid dehors, vous avez besoin de prendre des forces, dit sa mère qui, la taille serrée par un tablier blanc, préparait le déjeuner. — Je ne pense qu’à cela, aller dehors, et vous remuez le couteau dans la plaie ! Elle se retourna brusquement pour lui faire face, les poings sur les hanches, l’un d’eux tenant un laguiole. — Combien de fois devrais-je le répéter ? le réprimanda-t-elle. Vous savez très bien pourquoi je vous ai puni ! — Mais voyons, mère ! Une semaine entière ! Cela ne constitue-t-il donc pas un châtiment bien trop sévère pour une simple brimade ? — Une simple brimade ? susurra-t-elle. S’en prendre à dix à un pauvre élève parce qu’il n’a pas le sou ? Il a des bleus partout sur le corps ! Une simple brimade, vraiment ? Tom ne parvint pas à soutenir le regard noir de sa mère, même s’il aurait bien voulu que cela eût été le cas. Sa mère lui tourna à nouveau le dos et tint des propos que Tom n’aurait jamais espéré entendre. — En attendant des excuses, je veux bien que tu m’accompagnes cette après-midi en ville. Son visage s’illumina. La maison était pour lui une véritable prison, et cette opportunité se présentait comme une liberté conditionnelle. Il manqua de s’étouffer avec les biscuits et de se brûler avec le thé qu’il avala d’un coup, puis gravit les marches quatre à quatre pour aller se préparer. Sa mère n’avait pas terminé la vaisselle que Tom attendait déjà dans le salon près de l’âtre massif où dormait un feu d’un rouge vif. Pas une mèche ne dépassait de son bonnet en laine, et l’écharpe entourant son cou était si épaisse qu’elle semblait contenir trois d’entre elles. Remarquant quelques billets dépasser de la poche du manteau de sa mère, il jeta un vif regard autour de lui puis déroba l’argent. Son méfait accompli, il enfila ses bottes et ses gants puis se dirigea vers la cuisine. Son sourire radieux s’envola lorsqu’il fit face à un vieil homme à la barbe hirsute et cendrée, vêtu du tablier blanc, tâché de sang. En un battement de cils, la vision avait disparu, laissant place à sa mère, qui haussa un sourcil. — Pourquoi me considérez-vous ainsi, mon enfant, on croirait que vous avez vu un fantôme. — Non, balbutia Tom, désorienté, ce n’est rien. Êtes-vous prête, mère ? Je me languis d’être dehors. Effectivement, un bon bol d’air frais lui ferait sans doute du bien. Rester trop longtemps à l’intérieur ne lui avait jamais réussi. S’il commençait à avoir des hallucinations, il était d’autant plus urgent de s’enfuir de ce lieu… et vite ! Les bottes de Tom s’enfoncèrent de vingt bons centimètres dans la neige, les innombrables et minuscules cristaux crissant sous son poids. Ce son le ravit au plus haut point. Il prit une profonde inspiration mais le regretta aussitôt, tant l’air était froid. Il remarqua que sa mère était déjà à l’autre bout de la rue et lui faisait de grands signes. Etant donné sa petite taille, Tom avait plus de difficulté à se frayer un chemin dans cet épais manteau de neige. Son humeur étant à présent on ne peut plus joviale, il la rejoignit très rapidement en empruntant les traces de pas qu’elle avait créé par son passage. Les arbres dénudés légèrement couverts de neige constituaient un paysage plutôt morne, avec pour seul décor un ciel d’un bleu azur et uni. Le piaillement habituel des oiseaux était absent, ceux-ci étant partis en migration depuis déjà quelques mois, et le seul son qui accompagnait ce tableau figé était le crissement de la neige sous leurs pas. Arrivés au village, Tom et sa mère durent se frayer un chemin dans la foule qui congestionnait la rue principale, où se trouvaient la majorité des boutiques ; épicerie, boulangerie, cordonnerie… tout ce dont ils avaient besoin était ici. Après avoir fait quelques emplettes, la mère de Tom se laissa tenter par la vitrine du joailler. A l’intérieur, ils parcoururent les rangées de bijoux, leurs yeux reflétant l’étincelant des pierres précieuses. Reconnaissant leur appartenance sociale d’un seul coup d’œil, le bijoutier s’approcha rapidement d’eux. — Bien le bonjour ! — Bonjour ! répondit la mère de Tom, surprise par l’apparition soudaine de l’homme. — Avez-vous trouvé votre bonheur ? — Oh, dit-elle en rougissant, je ne faisais que passer, ce n’est pas à moi de m’offrir ce genre de choses. — Entendu. Mais rien ne vous empêche de le choisir, je peux prendre commande et votre mari ne pourra pas se tromper lors de sa prochaine visite. — Très bien, concéda-t-elle en sortant un carnet de sa poche. Par mégarde, elle fit tomber une poignée de billets qui papillonnèrent dans l’air avant de se poser sur le sol froid et humide de la boutique. Tandis que le vendeur s’était accroupi pour l’aider à ramasser les nombreuses coupures, Tom en profita pour glisser une bague sertie d’un très gros diamant dans sa poche. — Madame, dit l’homme, je vous conseillerais de ne pas vous aventurer en ville à la tombée de la nuit avec tout cet argent sur vous, sinon pour vous attirer des ennuis. La mère de Tom acquiesça, embarrassée, et désigna son choix de bijou du doigt. Le marchand prit note dans son carnet et les remercia. Alors qu’ils sortaient de la boutique, Tom trébucha et s’étala de tout son long sur les pavés recouverts de glace boueuse. Il se releva vivement et chercha le coupable. Un mystérieux individu encapuchonné était assis en tailleur près de la porte de la boutique et Tom l’entendit glousser. Par colère, le garçon porta un violent coup de pied vers le misérable, mais ce dernier l’évita et Tom se retrouva à nouveau sur le sol. Se frottant le postérieur, il cracha des injures en direction de l’inconnu, puis les ravala quand celui-ci ôta sa capuche et lui fit un clin d’œil. Il le reconnut : il s’agissait de l’homme qu’il avait aperçu un instant dans la cuisine ! Mais avant qu’il ait pu dire un mot de plus, sa mère le prit par le bras et il fut tiré dans la foule. Afin de gagner du temps, car la nuit tombait déjà, la mère de Tom jugea bon d’emprunter un autre chemin, en contournant la ville par le nord. Ils firent un court arrêt pour observer une scène atypique : des patineurs de tout âge formaient une ronde de couleurs vives sur la surface immaculée d'un lac gelé. Bien entendu, Tom avait voulu les rejoindre. Mais malgré son insistance, sa mère avait tenu bon et voilà que l’enfant était à présent dans la cuisine, en train de bouder face à sa soupe de truffes. Le visage de l’homme à la barbe grise le hantait et il se demandait bien de qui il pouvait s’agir. Il semblait qu’il apparaissait toujours lorsque Tom commettait un méfait. Il se secoua la tête comme pour chasser ces pensées puis saisit, à contrecœur, sa cuiller à soupe. Du coin de l’œil, son père remarqua sa mine déconfite et tenta un trait d’esprit pour détendre l’atmosphère. Mais il n’eut le droit qu’à un timide sourire de la part de sa femme. Tom, quant à lui, semblait avoir été transformé en gargouille. Après un silence interminable, seulement entrecoupé du son des cuillers dans les bols et des gorgées parfois un peu bruyantes, la mère de Tom se leva pour emporter la vaisselle dans la cuisine. L’enfant sentit le regard de son père peser sur lui. Il se leva d’un bond, les poings serrés. — Pourquoi m’interdisez-vous tout ? hurla-t-il. Je n’aime pas cette maison, je me sens bien mieux dehors avec mes amis ! D’ailleurs, je voudrais vous quitter pour toujours et aller vivre avec eux !! D’abord surpris par cette explosion soudaine, son père se leva à son tour et haussa d’un ton. — Fils ! Tu ignores de quoi tu parles ! Alors calme-toi et ravale cette langue fourchue avant que je ne te l’arrache ! Tom sembla avoir reçu un maléfice puissant tant sa colère avait laissé place à du dédain en un clin d’œil ; il s’affaissa sur sa chaise et des larmes ruisselèrent sur ses joues. — Pourquoi ne m’aimez-vous pas ? marmonna-t-il entre deux sanglots. Si vous m’aimiez vraiment, vous feriez tout pour me rendre heureux… Une main rassurante se posa sur son épaule. — Fils, je comprends ce que tu ressens, dit son père. Nous sommes tous passés par là. Tu ne dois pas céder à l’envie, qui est le mal du pauvre. Tu dois exprimer de la gratitude, tout le temps, tous les jours, la gratitude d’être né dans une famille comme la nôtre. C’est avant tout pour te protéger que nous te refusons certaines choses. Sois prêt à sacrifier un peu de ta liberté pour plus de sécurité, tu nous remercieras plus tard. Nous pouvons te donner beaucoup, mais cela ne signifie pas que nous voulons te donner tout. Si nous ne voulons pas tout te donner, cela ne signifie pas que nous t’aimons moins. Bien au contraire. Comprends-tu cela ? Ce long discours parsemé de concepts trop compliqués pour un enfant de douze ans lui sembla empli de sagesse. Il hocha la tête et sécha ses larmes d’un revers de manche, puis disparut dans sa chambre. La nuit était bien avancée mais Tom n’arrivait pas à fermer l’œil. Il était hanté par cette ronde de couleurs évoluant sur ce miroir géant. Il désirait ardemment les rejoindre, mais son esprit était parasité par les mots de son père : « tu ne dois pas céder à l’envie ». Tom se retourna plusieurs fois dans son lit pour chasser cette obsession et enfin tenter de s’endormir. Comme Pandore désirant ardemment savoir ce qui se trouvait dans la boîte offerte par les dieux, il se leva d’un bond, se vêtit chaudement et descendit les escaliers avec précaution. Malgré ses efforts, une marche craqua et il demeura immobile un long instant, tendant l’oreille, au cas où il aurait sorti ses parents des bras de Morphée. Arrivé au rez-de-chaussée, Tom passa devant l’âtre encore fumant et ouvrit une porte dissimulée de laquelle il tira des patins à la lame aiguisée. Heureusement, une sorte d’étui en cuir protégeait du tranchant. Il les jeta par-dessus son épaule droite, les retenant par de solides lacets. Tel un gentleman cambrioleur, il déroba les clefs de la maison. Tom savait qu’il allait se faire remonter les bretelles à son retour, mais qu’importe ! il allait goûter à la liberté. La nuit était très fraîche, si bien que l’air opaque qu’il exhalait l’aveuglait presque. La neige ne crissait plus sous ses pas, comme celle de la journée. Elle craquait. A maintes reprises, il dut se ressaisir pour éviter une chute sur le verglas. « Patience, patience, plaisanta-t-il à haute voix, la patinoire, c’est pour bientôt ! » Les étoiles étaient étincelantes dans le ciel nocturne. La lune était pleine et semblait anormalement grosse. La brise presque imperceptible se faisait néanmoins ressentir par sa température, et malgré toutes les couches de laine dans lesquelles Tom était emmitouflé, le froid parvenait à se frayer un chemin entre les fils entrelacés. Il commençait à grelotter et était sur le point de faire demi-tour, quand il aperçut le lac gelé, cette piste d’argent illuminée par l’astre nocturne. Tom enfila ses patins, les laça soigneusement et tâta de sa lame la surface du lac. Il frappa plus fort. C’était solide. Il s’élança, seul sur la piste. En réalité, ce n’était pas la première fois qu’il faisait du patin à glace. Quelques années plus tôt, une chute grave avait été, selon ses parents, une bonne raison de mettre un terme à son loisir hivernal préféré. Désormais, il pouvait se laisser glisser, exécuter quelques sauts de valse et pirouettes. Il semblait hors du temps et de l’espace, ne pensant ni à ses parents, ni à ses amis, seul, complètement seul dans un univers rien qu’à lui. La tête lui tournait un peu. Toutefois, son corps s’était réchauffé à tel point qu’il en avait oublié le froid. Il fit un dernier cercle en bordure du lac puis, alors qu’il s’approchait du centre de celui-ci, il fut pris d’un vertige et tomba sur le postérieur. Un craquement sourd ramena soudain Tom à la réalité. Non, il ne s’agissait pas de son coccyx… mais de la glace sur laquelle il se trouvait ! Il n’eût pas le temps de faire le moindre mouvement qu’il se retrouva sous l’eau. Tom serra les dents. Il n’avait jamais ressenti une telle sensation. Trempé jusqu’aux os, il sentait le froid transformer sa chair en pierre et le peu de mouvements qu’il tenta furent vains. Il était paralysé. Les très beaux rayons qui traversaient l’eau du lac à travers la glace brisée s’estompaient peu à peu, à mesure que la glace se reformait. L’enfant paniqua quand ses poumons commencèrent à se remplir de liquide. Il suffoqua puis perdit connaissance. La chaleur revint peu à peu et la vie aussi. Tom sentit le sang affluer dans ses veines et il remarqua que ses poumons pouvaient à nouveau jouir de l’air pur. Un sourire de plénitude se dessina sur son visage quand il sentit une main chaleureuse prendre la sienne. Il ouvrit les yeux. Son père et sa mère le considéraient avec inquiétude et leurs traits tirés trahissaient un manque de sommeil évident. Ils avaient finalement dû l’entendre dans l’escalier cette nuit-là et s’être souciés à son propos pendant des heures. Tom tourna la tête. Il était allongé sur le sofa situé très près de la cheminée, où dansaient des flammes revigorantes. Le crépitement du feu fut comme une berceuse pour l’enfant. Il se sentait bien. Très bien même. Il ne s’était jamais senti aussi vivant. — Merci de m’avoir sauvé la vie, dit-il à l’intention de ses parents, je ne remettrai jamais en question l’amour que vous me portez. Ils s’échangèrent un regard, puis le père dit : — Ce n’est pas nous qu’il faut remercier. Ils s’écartèrent lentement pour laisser apparaître un homme se réchauffant les mains près de l’âtre. L’homme à la barbe grise se tourna et lui fit un clin d’œil. |