Victoria.
Le corps gisait là, étendu de tout son long, sur le sol froid de la chambre faiblement éclairée par les premiers reflets de l’aube hivernale. La vingtaine, plutôt jolie et vêtue d’une robe de soirée très serrée, ses formes gracieuses étaient parfaitement embrassées par le satin écarlate ; ce même écarlate dont ses lèvres pulpeuses étaient fardées. Ses yeux étaient grands ouverts, figés dans une horreur absolue, mais dénués de vie. Trois silhouettes l’observaient, silencieuses, l’air grave. Il s’agissait de M. Holmes, M. Newton et M. Turner, trois vieux amis vivant en plein cœur de Londres. Ils relevèrent la tête lorsqu’un jeune homme arriva en trombe, vêtu d’une redingote et d’un chapeau haut de forme. Sa cape claqua lorsqu’il l’ôta de ses épaules et la jeta nonchalamment à un des hommes présents. Des favoris recouvraient ses joues creuses ; terminés par une barbe parfaitement coupée, ils lui donnaient une élégance presque surnaturelle. Il posa un genou au sol, au niveau de la taille de la jeune femme, et resta songeur pendant de longues secondes. M. Holmes voulu briser le silence, mais il n’eût pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il fut interrompu d’un mouvement de bras. Le haut-de-forme était tendu vers lui, et il n’eut d’autre alternative que d’accepter la requête et de faire profil bas. Le jeune homme se retourna, puis son visage se fendit d’un large sourire.
— Messieurs, bonjour, je me présente : Cornélius Thomas O’Connor, détective privé. — Heureux de vous rencontrer, monsieur, dit M. Turner en tendant une main amicale, soulagé que la glace se brise enfin. Mais la réaction du détective fut aux antipodes de ses attentes. Il regarda la main calleuse du vieil homme avec une expression de dégoût ; puis il leur tourna brusquement le dos, observant à nouveau le corps sans vie. — Je pose les questions, vous répondez. C’est bien compris ? Les hommes s’échangèrent des regards médusés face à un tel snobisme. Mais ils n’eurent pas le temps d’acquiescer que le détective posa sa première question, sans même prendre la peine de se retourner. — Quand ? — Nous l’avons trouvée ainsi ce matin, expliqua M. Holmes, alertés par les cris de la bonne. Cette dernière a affirmé avoir vu une silhouette disparaître par la lucarne juste au moment où elle est entrée. Elle a dû lutter pour ne pas tomber en faiblesse. La pauvre, elle souhaitait simplement changer le linge… — Ne nous égarons pas, voulez-vous, coupa le détective. Qui est cette fille ? dit-il en désignant le corps sans vie. — Elle disait s’appeler Victoria, répondit M. Newton, mais elle ne nous a jamais mentionné son nom ou son appartenance familiale. De toute manière, ce sont des questions d’ordre privé et cela ne regarde qu’elle. Les trois hommes laissèrent échapper un gloussement, puis M. Turner ajouta : — Après nous avoir raconté un tas d’histoires très fantaisistes traitant de voyage sur la Lune, elle a pris congé de nous et a monté les marches qui menaient à sa chambre. J’ai vu l’aubergiste qui essuyait ses chopes avec un torchon sale la fixer avec insistance jusqu’à ce qu’elle disparaisse à l’étage et ne laisse plus signe de vie… enfin, si je puis m’exprimer ainsi, rectifia-t-il en regardant le cadavre d’un air dégoûté. — Pensez-vous que l’aubergiste soit en cause ? demanda le détective, alors qu’il inspectait le corps de la jeune femme. — Je n’irais pas jusqu’à dire cela, atténua M. Turner en haussant les épaules et en regardant ses chaussures encrassées, mais il y a un moment où je suis parti aux commodités… et à mon retour, il avait disparu. Il descendait – comme par hasard, les marches, l’air un peu suspect. — La délation est un vice, philosopha M. Holmes, mais si elle peut permettre de trouver le vrai coupable… — Oui, mais pourquoi l’aubergiste ? demanda M. Newton. Il peut s’agir de n’importe qui ! Même de l’un d’entre nous ! Soudain, le détective les arrêta d’un mouvement de bras. Il leur fit signe d’approcher. Ils s’exécutèrent sans discuter, convaincus qu’il avait trouvé un élément intéressant. Relevée, la chevelure brune de la jeune femme laissa apparaître deux petits trous rouges au niveau de la gorge. Les trois hommes devinrent subitement pâles. Cela faisait partie des choses dont ils ne croyaient pas, ou tout au moins refusaient de croire, comme la possibilité d’un voyage sur la Lune, tel que Jules Verne le décrit dans son œuvre. — J’ai lu de telles histoires jadis, balbutia M. Holmes, ce genre d’histoires qui n’apparaissent pas dans les journaux, mais qui vous font froid dans le dos. Comment cela s’appelle, déjà ? — Des fantômes ? proposa M. Newton, en claquant des dents, comme si une brume glaciale avait soudain rempli la pièce. — Non, dit M. Turner, visiblement plus téméraire, ça, c’est l’œuvre d’un vampire. — Intéressant, murmura le détective, en tendant son bras pour accueillir sa cape et son chapeau haut de forme. Mettons-nous en route ! — Où cela ? demandèrent les trois hommes à l’unisson. — J’ai besoin de votre aide pour résoudre ce mystère. Descendez, je vous rejoins. Heureux de pouvoir aider, ils dévalèrent les marches, tels des enfants courant après un ballon. Une fois dehors, ils se couvrirent vite, car la neige tombait à gros flocons, et le vent était glacial. Pendant ce temps, le détective ajustait calmement son écharpe. Il n’avait l’air nullement inquiété par cette histoire morbide. Il faut dire qu’il n’en était pas à son premier cas, et plus rien ne le surprenait dorénavant. Alors que les trois hommes commençaient à s’impatienter dehors, Cornélius hésita avant de fermer la porte de la chambre et de les retrouver en bas. Impassible, il jeta un dernier coup d’œil au cadavre de la jeune femme. — Merci pour cette soirée, Victoria. Puis il ferma la porte. |
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