Tout va bien.
Immobile, j’étais assis dans le noir face à mon ordinateur, le dos courbé, les doigts fébriles posés sur le clavier. Mes yeux étaient rougis par la fatigue et par l’éclat éblouissant de l’écran. Une page blanche. Au fond de moi, je n’avais qu’une envie : plier l’ordinateur portable en douceur et me réfugier sous mes couvertures, le visage dans un oreiller, hurlant tout mon désespoir. Mais mon corps ne répondait pas, comme déconnecté de mon esprit, et je demeurai ainsi depuis plusieurs minutes, n’attendant plus que l’inspiration vienne, pensant à la futilité de la vie. Tout mouvement m’était proscrit, comme happé par la blancheur éternelle et dévorante de cette page qui refusait de se teinter de noir.
Mon attention fut soudainement attirée par un son étrange provenant de derrière l’ordinateur. Mes yeux ayant quitté l’écran, ils s’habituèrent rapidement à l’obscurité et je perçus du mouvement sur le mur d’en face. Enfin libéré de ces chaînes invisibles et mentales, je cherchai l’interrupteur à tâtons, sans quitter l’étrangeté des yeux. Ma chambre baignée de lumière, je refusai de croire ce que je voyais : la peinture du mur semblait fondre, se liquéfier. Je levai un sourcil. Une goutte plus grosse que les autres s’était formée et perlait dangereusement, jusqu’à tomber, disparaissant derrière mon bureau. Je poussai un soupir. Il était effectivement temps d’aller me coucher, la fatigue était telle qu’elle provoquait maintenant des hallucinations. Mais alors que je fermais mon ordi, une goutte de peinture tomba sur le dos de ma main. Par réflexe, je levai la tête. Mes yeux s’écarquillèrent. Le plafond était totalement liquéfié et semblait animé par de faibles courants. La texture tenait davantage du magma que de l’eau. Pour le moment. Il me semblait être dans un tube de verre traversant un gigantesque aquarium. A la différence qu’à cet instant, il n’y avait rien pour retenir cette masse informe et inquiétante. Hallucination ou pas, je ne pensais qu’à une chose : m’enfuir de cette chambre au plus vite. Malheureusement, j’étais incapable du moindre mouvement. Baissant la tête, je constatai avec horreur que mes pieds étaient enlisés dans la moquette, comme dans des sables mouvants. Désormais, ma léthargie s’était dissipée, et je tentai de me diriger coûte que coûte vers la porte de ma chambre. Mais celle-ci semblait, par quelque maléfice, s’éloigner à mesure que j’avançais. Alors, je m’accrochai à mon lit et tirai de toutes mes forces pour me libérer de la moquette qui tentait de m’engloutir. Seul sur mon îlot au milieu d’une mer à présent déchaînée. Je fermai les yeux. “Ce n’est qu’un rêve, un mauvais rêve, je dois me réveiller maintenant !” Mais alors que j’ouvris les yeux, je sentis le lit glisser vers le centre de la pièce, telle une barque de fortune prise par le courant. La couleur morne des murs, du sol et du plafond laissa bientôt place à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et un tourbillon se forma dans la moquette devenue fluide, emportant mon bureau et mon ordinateur. Emmitouflé dans mes couvertures pour me protéger des grosses gouttes qui se détachaient du plafond telle une pluie opaque, je sentis le liquide froid envelopper mes jambes. Mon dernier refuge sombrait. Je criai au secours de toutes mes forces, mais ma voix fut étouffée par la peinture qui tombait dorénavant à flots, produisant le bruit assourdissant d’une cascade. Piégé au centre de ma chambre, juste au-dessus du tourbillon devenu béant, mon lit se brisa en deux et je fus emporté droit dans la gueule du monstre. Tout était noir et froid. Très vite, je manquai d’air. Je suffoquai. Alors que j’allais perdre connaissance, j’aperçus une lumière dansante au-dessus de moi. Avec espoir, et poussé par mon instinct, je nageai vers cette lueur. S’agissait-il de cette fameuse lumière au bout du tunnel ? Je n’avais pas d’autre choix que d’aller le vérifier.
J’émergeai enfin de l’eau, prenant une grande inspiration. J’avais été au bord de la noyade, et il me fallut de longues secondes pour reprendre mon souffle et arrêter de cracher de l’eau. Je me trouvais dans un marécage glacial, et sa surface était d’un noir d’encre, éclairée ici et là par la clarté de la pleine lune. Remuant énergiquement des pieds pour ne pas sombrer, j’explorai mon environnement du regard maintenant habitué à l’obscurité. Une brume subite recouvrit les environs et m’empêcha bientôt de voir à plus de deux mètres. Néanmoins, il me semblait avoir aperçu des arbres non loin. Soudain, une chose puissante et gluante me saisit la jambe et me tira vers le fond d’un coup sec. Pendant le bref instant où je m’étais trouvé immergé, je compris avec effroi ce à quoi j’avais affaire. Grâce à la clarté de la lune, je discernai une masse informe pourvue d’une multitude d’énormes tentacules. Tel le feuillage touffu d’un arbre, le marécage entier semblait être rempli de ces appendices infâmes. J’émergeai à nouveau de l’eau et nageai le plus rapidement possible vers la terre. Mais l’énorme créature émergea derrière moi et produisit un grondement surnaturel, proche de celui d’un cétacé. La gueule était béante, indescriptible, et je donnai tout pour m’éloigner de cette terrifiante menace. Heureusement pour moi, j’atteignis enfin la berge. Mais celle-ci était assez élevée, et je dus m’agripper à des racines pour sortir de l’eau. La première racine se cassa. Je fus de nouveau immergé. La bête approchait. Je me saisis d’une autre racine, mais à cause de l’humidité et la boue qui la recouvrait, celle-ci glissait entre mes doigts engourdis par le froid. Je réussis enfin à me hisser hors de l’eau. A quatre pattes, je détallais tel un animal blessé pour me réfugier sous les arbres. Caché derrière un tronc, j’observais les innombrables tentacules remuer dans le marécage en ébullition, animés d’une colère sans nom. Puis un silence de mort tomba. Les tentacules avaient disparu et la surface de l’eau, toujours aussi noire, était de nouveau calme et plate. Je m’adossai à un tronc pour reprendre mon souffle, au bord de la nausée. Jamais je n’avais eu aussi peur pour ma vie. Devant moi se dressaient les premiers arbres tordus de cette forêt à l’allure inquiétante. Un frisson me parcourut le dos. Mon instinct me disait de ne pas m’y aventurer. Mais de toute manière, avais-je réellement le choix ? Rien ne pouvait être pire que cette créature des profondeurs et ses innombrables tentacules.
Je dépassai les premiers arbres. A mesure que je cheminais dans le bois, il me semblait entendre leurs gémissements, leur souffrance et leurs plaintes et même ressentir leur douleur. Pire ! Certains d’entre eux semblaient changer de place. Et je me sentais observé par des milliers d’yeux. Les ombres projetées par la pleine lune rendaient le paysage d’autant plus terrifiant, et les branches griffues s’accrochaient à mes vêtements, même quand je prenais soin de les contourner. Un nuage passa devant la lune, me plongeant dans le noir total. Je m’arrêtai. Impossible de poursuivre à tâtons, le sol était jonché de trous et de racines. Aveuglé, mes autres sens s’aiguisèrent. Je pouvais entendre un râle s’approcher. Puis un souffle chaud me caressa l’oreille. Je criai et reculai, me prenant la cheville dans une racine. Retrouvé à terre, mon cœur battait tellement fort dans ma poitrine qu’il aurait pu en sortir. A mon grand soulagement, le nuage libéra l’astre nocturne et je pus à nouveau faire usage de ma vue. Mais le paysage n’était plus tout à fait le même. Les arbres semblaient avoir encore changé de place. Une lueur scintillait au loin. Je me levai et m’empressai de me diriger vers ce seul guide. Quelle fut ma stupéfaction quand je découvris, au milieu de cette forêt lugubre, une clairière tapie d’herbe verte et encore couverte de rosée, et abritant en son centre une petite maison colorée en parfait état. Timidement, je m’approchai d’une fenêtre au verre immaculé. A l’intérieur, plusieurs personnes étaient en train de festoyer autour d’une grande table de banquet remplie de victuailles, le tout éclairé par de nombreuses bougies. Mon estomac grogna. Aussi, un grand feu brûlait dans l’immense cheminée. Il semblait faire chaud, si chaud à l’intérieur. Cette fois, mes poils se dressèrent à l’idée de me prélasser près de l’âtre. J’entendis des pas derrière moi. Je me retournai d’un bon. C’était une jeune femme, très jolie, vêtue d’un pantalon retenu par des bretelles et coiffée d’un chapeau de paille. Elle me jeta un sourire très amical et ouvrit la porte d’entrée. Elle disparut dans la maison mais laissa la porte ouverte, m’invitant à entrer. M’approchant timidement de la table, je pus ressentir la chaleur du feu me caresser le visage et les mains. J’aperçus la jeune femme. Elle avait pris place en bout de table et d’un seul regard, me fit comprendre qu’une chaise m’attendait en face d’elle, à l’autre bout de celle-ci. Aussitôt, la demi-douzaine d’invités cessa leurs bruyants échanges, se levèrent de leur siège et me considérèrent avec attention. Heureusement, la gêne fut rapidement dissipée lorsque la jeune femme prit la parole. “Bienvenue ! Voici Archibald, Louise… ” Constitués d’hommes et de femmes de tous âges, les invités me saluèrent à la mention de leur nom. “… et finalement, Alice”, acheva-t-elle en se désignant. Puis elle me demanda, en même temps que tous les regards se posèrent sur moi : “Et toi, qui es-tu ?” Je détournai les yeux, cherchant dans ma mémoire ; impossible de me souvenir. Que m’était-il arrivé ? Alors que des questions me brûlaient les lèvres, comme “qui êtes-vous ?” ou “où sommes-nous ?”, je constatai avec effroi que j’étais incapable de sortir un mot. J’avais perdu ma voix. La pitié se lisait sur le visage de la jeune femme. Elle semblait penser que j’étais muet, mais je démentis de la tête. Les invités froncèrent les sourcils, circonspects. La jeune femme se leva et brisa le silence, servant une tasse de thé. “Tu as peut-être la gorge enrouée par le froid, mais mon thé va régler ça en un instant !” Alors que j’attendais qu’elle contournât la table pour m’offrir la tasse, je fus stupéfait quand elle poussa celle-ci vers moi d’un simple mouvement, la faisant lentement léviter au-dessus des bougies. Le récipient posé sur une soucoupe termina sa course au creux de mes mains. Ne pesant pas plus lourd qu’une plume, je crus d’abord à une illusion, mais lorsque la jeune femme interrompit son sortilège, je ressentis le poids réel de la tasse. Une sorcière ! Décidément, je n’étais pas au bout de mes surprises. Ma chambre devenue un océan de couleurs, un marécage habité par une bête terrifiante, une sorcière bienveillante dans une demeure très confortable… Était-ce la fin de l’épreuve ? Il était peut-être temps pour le réconfort. Mais comment allais-je retrouver mon chemin ? Peut-être pourrait-elle me guider ? Mais je n’avais plus de voix… Ah, le thé ! Je bus une gorgée. Très rapidement, la boisson chaude couplée au feu dansant dans la cheminée me donna l’impression d’être dans mon lit, emmitouflé dans mes couvertures. Le confort était tel que j’oubliai presque le sinistre bois que je venais de quitter. J’approchai mon visage de la bougie la plus proche. Étrangement, celle-ci fondait à toute allure, jusqu’à ce que la faible flamme s’éteigne, remplacée par un mince filet de fumée. Les autres bougies suivirent le mouvement et les murs de bois éclatants s’assombrirent et se recouvrirent de poussières et de toiles d’araignées. Le contenu de la tasse que je tenais n’avait plus rien d’un délicieux thé : il s’agissait maintenant d’une tasse vide, ou presque ; des champignons y avaient élu résidence. Je régurgitai. Les invités rirent aux éclats, se moquant de moi. Leur lançant un regard de désarroi, je les vis s’évaporer très lentement. L’un après l’autre, ils partirent en poussière. L’illusion qui m’avait abusé se dispersait progressivement et dévoilait à présent la réalité, la belle et riche maison se muant en une terrifiante masure en ruines.
J’entendis soudain de sinistres craquements, comme si l’on brisait des brindilles. Je portais d’abord mon regard sur la cheminée, mais le feu n’y étant plus, je le reportai aussitôt vers le bout de la table. Je vis avec terreur le corps de la jeune femme se déformer. Elle s’affaissa derrière la table. Je restai pétrifié, entendant les gémissements laisser place à des grondements. Soudain, une main de bois noir hérissée de griffes acérées surgit et lacéra la surface de la table. La tête émergea de l’obscurité. Elle était pourvue de quatre yeux verts qui considéraient avec appétit. On aurait dit l’effroyable hybride d’un arbre mort et d’une araignée titanesque. Une fois de plus, mon instinct pris le dessus et me poussa vers la porte de sortie. Ne quittant pas le monstre des yeux, qui avançait lentement vers moi en contournant la table, je cherchai le bouton de la porte en tâtonnant. Une fois que je l’eus trouvé, j’ouvris la porte d’un coup sec et me faufila à l’extérieur. La nuit était toujours aussi noire et du coin de l’œil, je pus constater à quel point tout cela n’était qu’illusion. A la vue de la façade de cette vieille chaumière, jamais je n’aurais osé y mettre le pied. Je trébuchai et m’affalai dans la boue. Il pleuvait maintenant à grosses gouttes. Des gouttes de peinture. Un bruit de verre brisé dans mon dos me fit comprendre que la créature était passée par la fenêtre. Je me relevai et quittai la clairière en vitesse, et m’enfonçai dans la forêt, m’éloignant le plus possible de cette abomination. Après un long moment, je m’adossai à un tronc d’arbre pour reprendre mon souffle. Étais-je parvenu à lui échapper ? Alors que j’allais reprendre ma course pour trouver un lieu sécurisé où m’abriter, il me fut impossible de bouger. Des branches en forme de griffes m’agrippaient les poignets. Je pouvais sentir un souffle chaud contre ma nuque. J’étais perdu. S’agissait-il de la créature, ou bien de l’une de celles qui peuplaient cette forêt maudite, à l’affût de quelque proie ? Soudain, le monstre prit une voix familière. Je fus déstabilisé pendant un court instant. Comment cette créature pouvait-elle imiter maman ? Terrifié, je criai de toutes mes forces. Je sentis ses griffes se resserrer autour de mes bras frêles. Alors je décidai d’abandonner. Je fermai les yeux, des larmes coulant sur mes joues. Toute cette rage de survivre, je l’avais perdue. Je souhaitais simplement qu’on en finisse. Alors les griffes acérées qui semblaient me briser les os devinrent peu à peu lâches et douces. Je me retournai et ouvris timidement les yeux pour découvrir un visage familier. Ma mère avait, comme moi les yeux humides. Elle me sourit tendrement. « Je suis là, mon chéri, tout va bien. Tout va bien. » |