Novembre.
– Et voilà ton Mojito, dit une voix chaleureuse derrière Thomas.
Il n’eut pas le temps de se retourner que Marie avait déjà contourné la table et s’était assise en face de lui, lui tendant un verre débordant de menthe fraîche. Thomas était heureux. Presque dix ans avaient passé depuis que sa grande sœur était partie travailler en Chine, et sa venue à la capitale française était l’occasion de se remémorer les bons moments passés ensemble. Amira parcourait les rues poussiéreuses et délabrées de Damas. Sur le chemin, elle croisa une petite fille aux cheveux charbonneux, qui fonçait tête baissée sur son vélo vétuste. Au détour d’une voiture abandonnée, elle aperçut enfin la maison de son petit ami, Sayid, qu’elle connaît depuis sa plus jeune enfance. A peine la porte s’était-elle ouverte qu’Amira se jeta dans les bras de son chéri. Marie porta la main à son épaule gauche. Son sourire avait laissé place à une grimace de douleur. Une formidable explosion souffla la maison de Sayid, séparant les deux amoureux. Du coin de l’œil, Marie vit ses voisins tomber les uns après les autres, comme emportés par un fort vent d’automne. Thomas, quant à lui, demeura immobile, le regard vide, un trou rouge dans la tempe droite. Amira reprit ses esprits après quelques instants. Une chape de poussière s’était abattue sur elle, lui interdisant d’ouvrir les yeux. Recroquevillée sur le sol desséché, elle tenta de se relever, en vain : son corps était brisé. Le temps semblait s’être arrêté. Le regard hagard de Marie parcourut les corps fauchés et gisants alentours, et s’arrêta sur le bourreau. Aussitôt, son instinct la poussa à se jeter au sol, au milieu des autres, et à ne plus bouger. Des tourbillons de poussières balayaient les décombres qui avaient piégé Amira. Elle vit une silhouette s’approcher d’elle en chancelant. Mais c’était trop tard. Sa vue se brouilla avant qu’elle n’ait pu identifier son sauveur. La vie abandonna le corps d’Amira au moment où Sayid s’était agenouillé à ses côtés. Les tirs ne cesseraient donc jamais ? Comme pour s’assurer que sa sinistre tâche eût été parfaitement exécutée, le tueur vidait son chargeur sur des corps que l’âme avait déjà quitté. Les poings serrés à se faire marquer les paumes à jamais, Marie suppliait que la Faucheuse l’épargne. Sayid aurait voulu pleurer, mais les avions revenaient déjà. Il fallait fuir. Jetant un dernier regard affligé à la dépouille de son amour, il se fraya un chemin à travers les ruines pour trouver la sortie de cet enfer. Le ciel continuait de gronder, crachant ses flammes sur la ville. Marie resta immobile pendant ce qui lui semblait être une éternité. La vision de Thomas, parti en un instant, comme frappé par la foudre, brisa son âme. Il ne paraissait n’y avoir aucun espoir, et même si elle tenait à la vie, elle aurait voulu que tout finisse, maintenant. Une autre déflagration projeta Sayid à plusieurs mètres. Les images d’Amira se bousculaient dans sa tête, et une larme quitta sa joue pour venir nourrir le sol infertile. Le corps et l’âme meurtris, il sentit tout espoir l’abandonner et jura de ne plus jamais se relever. Tout était confus dans l’esprit de Marie. Elle voulait à la fois fuir, à la fois combattre, à la fois ne rien faire. Mais en réalité, plus aucune volonté habitait son âme. Son corps était paralysé. Mais à travers ses larmes inondant en silence ses pupilles dilatées, elle distingua des silhouettes qui s’affairaient. C’est alors qu’une main amicale apparut, tendue près du visage de Sayid. Dans un premier temps perdu dans les limbes, cette vision le ramena à la réalité. Il tenta difficilement de lever son bras droit, tandis que ses sens revenaient peu à peu, témoins d’une scène d’apocalypse. Soudain, Marie sentit des mains l’empoigner vigoureusement. Elle tenta de se débattre, mais on l’en empêcha. Elle regarda tout autour d’elle et découvrit un autre monde. En réalité, la menace avait fui depuis longtemps, laissant derrière elle un triste décor. On aida Sayid à se relever. Son corps était blessé en de multiples endroits. Mais le danger était loin maintenant. Il jeta un dernier regard par-dessus son épaule, vers le peu de ce qui restait de son foyer, et où reposait maintenant Amira. Puis il pleura. Il pleura toutes les larmes de son âme. Marie ignorait jusqu’ici ses blessures à la jambe et au bassin, qu’elle ne découvrit qu’une fois l’attaque passée et le calme rétabli. Les lumières bleues et rouges tournoyaient dans la nuit, aveuglant les yeux humides de Marie. Brusquement, elle se laissa tomber à genoux, envahie par le chagrin, après s’être retournée pour voir son petit frère. Une dernière fois. |