Echec et mat. Peter avait gagné en seulement quatre coups. Je m’enfonçai la tête dans mes mains. Nous jouions depuis plusieurs heures et aucune victoire n’avait été mienne. Mon adversaire replaça ses pièces à leur zone d’origine et m’informa avec peu d’humilité que le coup que j’avais subi portait un nom : le mat du berger. Frustré, je quittai la pièce en trombe et disparut dans le couloir.
Cela faisait plus de dix siècles que notre esquif nous transportait à travers l’immensité du cosmos. Tels des naufragés, nous avancions dans le vide, tout droit, toujours tout droit. Il y a bien longtemps que les dernières réserves de carburant étaient épuisées. Et le système qui nous avait maintenus en vie la majeure partie du voyage était tombé en panne. Il y a trois ans, nous fûmes alors tirés d’un profond sommeil, telles des momies retenues trop longtemps dans leur sarcophage. Nous étions perdus, bien sûr ; mais nous n’avions jamais imaginé à quel point nous l’étions. Un millénaire nous séparait maintenant de la Terre, berceau de l’Humanité. Humanité qui avait d’ailleurs sans doute disparu, à moins qu’elle n’ait colonisé la Lune ou d’autres planètes du système solaire. Nous dérivions sans but, inexorablement, tel Ulysse agonisant sur son radeau.
Alors que j’arpentai le labyrinthe de couloirs sans but précis, je surpris Sophia en train de méditer. Assise en position de fleur de lotus, elle faisait face à l’immense hublot qui donnait sur le cosmos. J’aperçus un petit escabeau près de la porte. Je me dis que j’en aurai besoin pour changer l’ampoule de ma chambre. Je m’apprêtai à quitter la pièce à pas feutrés afin de ne pas déranger Sophia quand un objet roula jusqu’à mes pieds : une balle de tennis. Je me baissai pour m’en emparer, puis regardai à droite et à gauche, mais personne n’était présent dans le couloir. Un numéro était inscrit sur sa surface au marqueur noir : 237.
J’haussai les épaules, ignorant la signification de ce nombre, mis la balle dans ma poche puis me dirigeai vers ma chambre. Un détail attira cependant mon attention. Au bout du couloir, les néons accrochés au plafond grésillaient, produisant des flashes irréguliers. Je plaçai le petit escabeau sous la première ampoule, puis aidé d’un chiffon, je manipulai le système d’éclairage. Je n’y connaissais rien en électricité et j’étais parfaitement conscient que je me mettais en danger. Mais une petite voix intérieure me conseillait de le faire. CRAC ! Le courant traversa mon corps tout entier et je fus projeté à terre.
Sonné, je ne repris mes esprits qu’après de longs instants, attendant patiemment que mon cœur se calme. Mon regard s’arrêta sur une paire de chaussure ; ou plutôt deux. Je levai les yeux. Deux jumeaux me toisaient, main dans la main, la tristesse déformant leur visage innocent. Je pris peur et m’éloignai en rampant, créant une distance entre eux et moi. Etait-ce une hallucination ? Sans doute. Je venais d’être électrisé. Comme pour en avoir le cœur net, je sortis la balle de ma poche et la fit rouler vers eux. Je fus saisi de stupeur lorsque l’un d’entre eux se courba pour la ramasser, sans que nos regards ne se délient.
Un nouveau flash me fit tressaillir : ils avaient disparu. La balle de tennis aussi.
Suite à cette expérience, je rejoignis ma chambre. Je m’allongeai sur le lit, les bras croisés derrière la tête, contemplant la surface lisse et immaculée du plafond. J’essayai de chasser cette image terrifiante de mon esprit en pensant à autre chose. J’allais sombrer dans le sommeil quand Sophia frappa doucement à la porte. Je lui fis signe d’entrer. Elle remarqua aussitôt que j’étais perturbé. Je décidai d’abord de ne rien lui dire, mais alors qu’elle insistait, je lui racontai mes visions. Elle fut tout d’abord aussi troublée que moi, mais elle finit par me répéter que nous n’étions que trois dans ce vaisseau : Peter, Sophia et moi. Aucun enfant n’est jamais monté à bord. Je la remerciai pour son réconfort. Elle me consola doublement lorsque ses lèvres rencontrèrent les miennes.
Cet intense moment fut malheureusement gâché par l’apparition de Peter, qui fondit sur moi en me rouant de coups. Tout d’abord surpris, je faillis succomber sous ses poings, mais je finis par reprendre l’avantage et le jetai en dehors de ma chambre. Sophia, les larmes aux yeux, disparut dans le couloir à la suite de Peter. Je ne mesurai pas tout de suite la portée de mes actes, qui allaient s’avérer imprudents. Peter était un homme impulsif et violent, prêt à tout pour vaincre ses adversaires. Mais il était surtout en couple avec Sophia. La vision de sa fiancée et moi en train de s’embrasser avait dû le blesser terriblement. J’ignorais pourquoi, mais je sentais que je devais m’attendre à de terribles représailles.
Je décidai alors de quitter ma chambre et d’aller m’excuser auprès de Peter, mais je m’arrêtai aussitôt. Les deux jumeaux étaient réapparus, dans l’embrasure de la porte, me bloquant le passage. L’un d’eux me tendait la balle de tennis, en montrant explicitement le numéro. Agacé, je lui arrachai la balle puis leur fit signe de disparaître. C’est ce qu’ils firent. Littéralement. Le temps d’un clin d’œil, ils n’étaient plus là.
Alors que j’atteignais la chambre de Peter, Sophia se précipita sur moi, comme si la mort était à ses trousses. Peter surgit de nulle part, armé d’une énorme hache à incendie. Je demeurai sans voix. Tuerait-il quelqu’un pour une petite embrassade clandestine ? Cette question de trop faillit m’être fatale. J’évitai de justesse le coup porté à ma tête et tentai de le raisonner. Hélas, il n’y avait rien d’autre que de la folie dans son regard.
J’arpentai le labyrinthe de couloirs à toute vitesse aux côtés de Sophia, tentant d’échapper au Minotaure. Soudain, nous retombâmes face aux jumeaux. Ceux-ci conservaient ce même air grave et terrifiant. Le cri de la bête résonna dans les couloirs. Peter approchait. Les jumeaux ne semblaient pas être effrayés, comme si leur expression était figée à jamais. Ils pivotèrent pour faire face à une porte blindée d’un rouge écarlate. Puis firent un pas en avant. Je n’en crus pas mes yeux. Ils avaient traversé la porte. Etaient-ce des fantômes ?
Placé devant la porte avec Sophia, je tentai de l’ouvrir. La porte était résistante, mais j’essayai à nouveau en poussant avec le poids de mon corps. Sophia, pendant ce temps, jetait des regards inquiets tout autour d’elle. Tout à coup, celle-ci me demanda pourquoi la plaque portait le numéro 237. Quelques instants me suffirent pour comprendre. J’ôtai la balle de ma poche, puis l’interrogeant du regard, je l’ouvris en deux à l’aide d’un canif que j’avais décroché de ma ceinture. A l’intérieur se trouvait une clef.
Sophia poussa un cri. Peter était là, au bout du couloir. La bête nous avait trouvé. Je m’empressai de rentrer la clef dans la serrure, mais ma main tremblait, et je n’y arrivais pas. Peter avança tout doucement, la hache à la main, comme pour savourer sa prochaine victoire. CLIC. La porte était ouverte. Mais Peter nous avait rejoint et abattit l’arme meurtrière sur moi. J’esquivai son coup en faisant une roulade. La rage déformant son visage, Peter se jeta sur moi comme un fauve. Je l’évitai une fois de plus, mais alors que je pensais ne plus pouvoir lui échapper, j’assistai à une scène terrible. La lourde hache avait sectionné un tuyau d’azote liquide. Peter n’était plus qu’une sculpture de glace.
Je me relevai, puis aidai Sophia à reprendre ses esprits. Son fiancé était mort. Elle devait être soulagée mais en même temps submergée par la peine d’avoir perdu un être cher. Pour la consoler, je lui dis qu’il était mort depuis que la folie l’avait envahi. Elle n’accepta mes propos qu’à moitié mais me remercia tout de même.
Je poussai la porte. Elle s’ouvrit dans un grincement, révélant une pièce inconnue jusqu’alors. Nous nous glissâmes à l’intérieur, intrigué par le nombre d’écrans qui couvraient les murs. La salle était cependant très petite, comme un compartiment de sous-marin nucléaire. Je compris très vite à quoi nous avions affaire : les yeux et les oreilles du vaisseau. Je vis par exemple sur un écran une partie de ma chambre. A côté, un autre écran montrait les cuisines. D’autres lieux apparaissaient sur le reste des écrans. Des caméras de surveillance étaient placées partout, et nous l’ignorions. Je ne savais plus quoi penser. Pourquoi les « jumeaux » m’avaient-ils conduit en ce lieu précis ? Il y avait bien une raison.
Sophia et moi cherchâmes dans les placards pour trouver le moindre indice qui me permettrait de comprendre ce pour quoi on m’avait guidé ici. Je tombai soudain sur une rangée de cassettes vidéo, classées par date. Intrigué, j’insérai l’une d’elle dans le magnétoscope, et appuyai sur le bouton « lecture ». La vidéo était de mauvaise qualité, mais je pus comprendre que le lieu filmé était la cuisine. Une personne coupait des légumes avec, visiblement, bonne humeur. La personne en question s’avérait être moi. Je changeai de cassette. Cette fois, je remarquai très vite l’échiquier dans la chambre de Peter. Je laissais tourner la vidéo, en espérant voir Peter et moi en train de faire une partie. Impatient, je mis la vidéo en avance rapide. Soudain, quelqu’un s’assit devant l’échiquier. Aussitôt, je remis en lecture normale. C’était de nouveau moi. C’était à croire qu’il n’y avait que moi dans ce vaisseau ! Je me vis avancer une pièce. Je me sentis tout à coup gêné, car Sophia regardait ceci avec moi. Je ne comprenais déjà pas ce qui me prenait de jouer une pièce avant l’arrivée de Peter. Alors, que devait penser Sophia ?
Soudain, je me vis me lever, m’asseoir à la place de Peter et jouer une pièce. Après un certain temps, je repris ma place d’origine et avança un cavalier. Je me levai à nouveau pour prendre la place de mon adversaire. Et ainsi de suite.
Je sortis la cassette et la remis dans sa boîte. A quoi tout cela rimait-il ? Etait-ce une vaste blague ? Me manipulerait-on ? La panique commença à me gagner tandis que je visionnais d’autres cassettes. Jamais on ne voyait quelqu’un d’autre que moi. Peut-être étais-je surveillé. Mais par qui ? Et dans quel but ? Je remarquai alors qu’une caméra de surveillance était dissimulée dans un coin de la pièce, en hauteur. Je cherchai alors sur les écrans l’image émise nous montrant tous les deux. Sophia trouva le numéro 237 sous un des écrans. Je fus saisi d’effroi : il n’y avait toujours que moi à l’image. Ceci était la preuve ultime que Sophia – et sans doute Peter – n’apparaissaient pas à l’image. Mais pourquoi ? Etaient-ce des fantômes, comme les deux jumeaux ? Ou alors étaient-ils tous le fruit de mon imagination ?
Mon regard se perdit dans le vide. Depuis mon réveil il y a trois ans, j’avais toujours été seul. Et je le serai sans doute pour toujours.