Le pouvoir.
Louise posa le pied sur le marbre immaculé du parvis et laissa sa bicyclette près de la porte tambour. Elle leva la tête. Une tour se dressait comme une lance, perçant les nuages aussi gris que ses murs. D’imposantes lettres anthracites épelaient le nom de l’entreprise : Arkentiel. « Quelle ironie ! » pensa-t-elle.
Dans l’ascenseur, où le silence régnait sans partage, Louise se laissa envahir par ses pensées et se souvint de l’intervention d’employés partageant leur expérience dans le monde du travail ; et les avantages et inconvénients de leurs pouvoirs. Oui, vous avez bien lu : des pouvoirs. Un peu de contexte est nécessaire. Dans la ville côtière de Marseille, chaque habitant naît avec un pouvoir, plus ou moins puissant et utile, et ceux qui n’en possèdent pas ou qui le perdent sont discriminés. « Bonjour à toutes et à tous, s’il vous plait, parlez moins fort », dit le premier intervenant. Les étudiants s’échangèrent des regards interloqués, ils étaient restés parfaitement muets. « Oh ! Je rectifie : pensez moins fort. » De dédain, Louise leva les yeux au ciel. Les télépathes étaient monnaie-courante dans le monde et elle se demandait bien ce que celui-ci allait pouvoir leur apporter de plus que les autres. Il lista les côtés pratiques, que tout le monde connaissait : on peut anticiper dans n’importe quelle situation, apprendre des trucs sur les autres, démasquer des criminels… Mais le télépathe prit soudain un air grave. « Néanmoins, lire dans les pensées n’a pas toujours été un cadeau. » Il raconta alors son calvaire, pendant toute son enfance, lorsqu’il devait aller chez le neuropsy chaque semaine pour apprendre à filtrer. Encore aujourd’hui, s’il était atteint d’une grande fatigue ou malade, il pouvait arriver que ses barrières mentales tombent et qu’il doive subir toutes les pensées des autres. Il termina son intervention en racontant son quotidien au Tribunal de grande instance de Marseille ainsi que quelques anecdotes. Une fois, il a laissé un accusé fabuler pendant des heures, tentant tant bien que mal de lui faire cracher le morceau. Il savait pertinemment que l’accusé était coupable car ses souvenirs ne mentaient pas, mais il ne s’agissait en aucun cas d’une preuve.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un couloir vide, baigné de lumière par d’innombrables tubes fluorescents. Louise passa plusieurs portes blanches, toutes identiques, avant d’atteindre celle qui l’intéressait, une porte tout aussi blanche. Assise dans la salle d’attente vide, elle chercha une horloge autour d’elle. En vain. Heureusement, elle avait toujours son téléphone avec elle. « Oh, plus de batterie. » Elle ne pouvait pas savoir si elle était en avance ou en retard. L’attente allait être longue. Au centre du cercle de chaises où Louise était assise se trouvait une petite table. Mais pas l’ombre d’un livre. Pas même un magazine people. Rien. Les secondes passèrent, puis les minutes, bientôt l’éternité… Pour échapper à l’ennui, Louise se laissa à nouveau emporter par ses pensées.
Après que le télépathe soit parti, une jeune femme apparut soudainement à sa place, provoquant des exclamations de surprise. Elle contourna le bureau puis s’assit derrière pour reprendre son souffle. « Bonjour, dit-elle, le souffle court. Je viens tout juste de quitter une conférence que je donnais à Paris, il y a environ… » Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Les étudiants remarquèrent qu’elle portait un unique gant de cuir, à la main gauche. « Il y a environ deux minutes. Très bien, j’ai un peu d’avance. Laissez-moi respirer, s’il vous plait. » Après quelques secondes, l’immatérielle se présenta et vanta les bénéfices de ce pouvoir, notamment pour les paresseux – les gens, pas les animaux. Et pour les livreurs de pizza. Mais très vite, elle aborda les dangers de cette pratique. Elle retira son gant et montra à son auditoire ce que lui avait couté une téléportation négligée : un doigt. « Mais ça, ce n’est rien, dit-elle. Une autre immatérielle avec qui j’ai autrefois beaucoup voyagé, n’est un jour jamais arrivée à destination. » Les étudiants grimacèrent. « La téléportation peut être réellement dangereuse si l’on n’est pas suffisamment concentré, car il est facile de mal se re-matérialiser. Dernière chose : ce pouvoir est limité, ne croyez pas que l’on peut faire ce que l’on veut. On peut uniquement se téléporter dans les endroits où l’on s’est déjà rendu physiquem... » Sa montre se mit à sonner. « Oh ! Je dois y aller ! J’ai une autre conférence dans une minute. A Barcelone, cette fois. Adios! » Puis, sans un bruit, elle avait disparu.
« Madame Laforêt ? » La voix aigüe de la secrétaire sortit Louise de ses pensées, qui se retrouva dans le bureau de la patronne. « Je vous en prie, asseyez-vous. J’ai lu votre CV, ce n’est pas mal du tout, un parcours intéressant… » En réalité, la patronne était tellement bavarde que Louise ne put placer un seul mot et son esprit commença à s’égarer une fois de plus.
« A mon tour ! » s’exclama une voix parmi les étudiants. Tout le monde s’échangea des regards : qui avait donc prononcé ces mots ? Alors ils entendirent des pas feutrés descendre les marches de l’amphithéâtre. Lorsque les pas atteignirent le bureau, le silence s’installa et les étudiants retinrent leur souffle. Soudain, une femme aux cheveux gris apparut comme par magie, un sourire en coin, portant des lunettes de soleil et une canne. « Bonjour, chers amis du monde visible ! » Elle avait travaillé toute sa vie dans l’espionnage. Mimant un pistolet avec ses doigts près de son visage, elle parodia la fameuse réplique de l’agent 007. Puis elle ajouta : « Le plus difficile quand vous pouvez vous rendre invisible, c’est que vous pouvez trop facilement vous laisser tenter aux pires crimes, puisqu’ils seront impunis. J’ai fait quelques bêtises quand j’étais petite, dit-elle avec un gloussement. Et puis, l’invisibilité rend aveugle, au sens propre comme au sens figuré. » Elle retira ses lunettes de soleil, révélant des iris gris acier, presque blancs. « Néanmoins, ce pouvoir peut être contrôlé. Ne pas être constamment invisible et pouvoir se rendre visible la plupart du temps, est nécessaire pour conserver de bonnes relations sociales et sa santé mentale. »
« Madame Laforêt ? » Louise sursauta ; elle avait quasiment oublié qu’elle était en entretien. « Dans votre CV, je n’ai vu aucune mention de… je veux dire… » La question fatidique tomba : « Dites-moi, quel est votre pouvoir ? »
Louise enfourcha sa bicyclette et pédala à toute allure dans les rues de Marseille, sous un soleil crépusculaire. Une fois rentrée chez elle, Louise sauta sous la douche, se purifiant l’esprit de toute idée noire. Dans la cuisine, elle resta immobile, assise à la table, les cheveux encore humides, les mains encerclant une tasse de thé brulante. Les derniers rayons du soleil passaient à travers les lamelles du store vénitien, projetant des lignes dorées sur la surface de la table. Son oreille droite réagit au bruit d’une clef dans une serrure quasiment imperceptible et un sourire illumina son visage alors que sa conjointe rentrait du travail. Elles s’échangèrent un bref baiser puis alors que Louise allait tendre le bras pour prendre un biscuit, celui-ci rejoignit ses doigts fins, comme tenu par des fils invisibles. « Merci ma chérie », dit Louise avec tendresse. Hélène s’assit à ses côtés et la regarda dans les yeux. « Alors, tu l’as eu ce job ? » Louise haussa les épaules, elle ne recevrait une réponse que dans la semaine. « Et qu’est-ce que tu lui as dit pour le pouvoir ? »
« Je lui ai dit que j’étais créative. » |