Le journal d'Emma.
Samedi 7 septembre 1940
16h10 Cher journal, je viens de rentrer à la maison et j’ai beaucoup de choses à te partager. Comme chaque soir, je suis allée acheter quelques légumes chez M. et Mme Frank, qui tiennent une épicerie à quelques minutes d’ici. Comme chaque soir, j’ai enfourché ma bicyclette dotée d’un panier à l’avant, où j’y place la nourriture. Cet après-midi était si beau que j’ai pu enfin enfiler ma robe verte à fleurs blanches que ma maman m’a offerte pour mon seizième anniversaire. Je n’ai malheureusement pas pu la mettre pendant la semaine car il a plu toute la semaine. J’ai même dû troquer les roues de ma bicyclette pour des bottes imperméables. Je me souviens encore des regards déplacés dans la rue. Non pas pour mes bottes, non plus pour mon parapluie, mais pour le pantalon que je portais. Sans doute parce que je suis encore une petite fille ; et que les petites filles ne portent pas de pantalons. Les grandes filles non plus d’ailleurs. 16h48 Je me suis donc rendue chez M. et Mme Frank et, comme d’habitude, ils ont été adorables. Hier, ils m’ont offert quelques pommes en plus de celles que j’avais achetées, et aujourd’hui, ils m’ont donné plus pommes de terre que ce dont j’avais besoin. Je suis à chaque fois un peu gênée car je sais qu’ils sont loin d’être fortunés. Lorsque j’insiste en leur tendant un penny, ils refusent avec le plus beau des sourires. Aujourd’hui néanmoins, ils avaient eu l’air inquiets. Alors que j’allais quitter l’épicerie, mon regard s’est posé sur le « Times ». Les bombardements allemands faisaient maintenant la une de tous les journaux et s’approchaient dangereusement de la capitale. Hier, les réservoirs pétroliers à Thameshaven ont été détruits par des bombes incendiaires. On raconte que le feu était si gigantesque qu’on pouvait le voir depuis Londres. En ce qui me concerne, je n’ai pas pu assister à ce triste spectacle, étant enfermée à l’école toute la journée. C’est tout aussi bien comme ça ! J’ai donc rapidement compris la raison de leur inquiétude. Ils pensaient sans doute qu’un jour ou l’autre, ce serait notre tour. Mais avec tout le respect que je leur dois, je pense qu’ils se trompent. Chaque fois que je suis sur le chemin du retour, passant en bicyclette entre le Nicholson’s et un tailleur, puis contournant la cathédrale St Paul, je remarque les guetteurs sur les toits, équipés de jumelles et scrutant l’horizon nuit et jour. Ce sont en quelque sorte nos anges gard – 17h03 Cher journal, j’ai dû te quitter un peu précipitamment car la sirène a retenti dans toute la ville et nous avons dû nous réfugier sous la table. Pendant un long moment, ma mère et moi avons perdu ma petite sœur de vue, suffisamment pour nous rendre très inquiètes. Mais tout va bien maintenant, nous sommes toutes les trois à l’abri… La sirène ne s’arrête pas. Je me demande encore combien de temps elle va hurler ainsi. Pas toute la nuit, je l’espère. Car hier soir, absorbée par un des romans de mon auteur favori, Charles Dickens, je n’ai fermé les yeux que très tard. Il n’est que 17 heures et j’ai déjà sommeil… 17h04 Ma petite sœur me dit qu’elle a peur. Je la serre dans mes bras et lui dépose un baiser sur le front, tout en continuant d’écrire. Je noircis frénétiquement tes pages comme si je ne voulais perdre aucun instant. Ma petite sœur est de plus en plus inquiète. Nous restons toutes les trois silencieuses. La sirène continue de crier. Mon regard se pose sur la gamelle du chat posée sur le sol devant moi. Remplie d’eau, celle-ci semble trembler par moments. J’aurais bien voulu mettre ça sur le coup de la fatigue, mais je ne peux pas m’empêcher de voir l’eau se comporter de manière étrange. De petites ondes quasiment imperceptibles se forment sur la surface. Plus les secondes passent, puis les ondes deviennent importantes, formant de petites vaguelettes ponctuelles. 17h05 « Brom… brom… brom… » Qu’est-ce que c’est ? Le son est lointain mais menaçant. Il approche. Mêlé à ce bruit sourd intermittent, j’entends des cris de femmes et d’hommes. Des cris d’enfants aussi. Le carrelage vibre sous mes pieds. Mon regard croise celui de ma mère puis celui de ma sœur qui, recroquevillée sur le sol, a caché sa tête dans ses bras. D’abord, des frissons me parcourent le dos. Puis, bien malgré moi, de chaudes larmes rougissent mes yeux, comme si mon instinct savait ce qui se tramait réellement. 17h06 « BROM ! » Nous sommes maintenant toutes les trois serrées les unes contre les autres… L’explosion était très proche. J’ai encore les oreilles qui sifflent. Mais je parviens tout de même à entendre des cris lointains. Cela devient un véritable cauch-mar. J’ai trè – peur. Mes – ains trembl –, je – parviens plus – écrire co – ectem – Dimanche 8 septembre 1940 6h24 Cher journal, pardonne-moi. Pour la toute première fois, je t’ai égaré. Mais tu comprendras que le choix ne m’était pas donné. Des heures ont passé. Le soleil se lève à l’horizon et ses premiers rayons peinent à percer le nuage de particules grises qui plane au-dessus de nos têtes. Je tousse. Je tousse beaucoup. Ma gorge et mes yeux me brûlent. Allongée sur un bloc de béton au milieu des décombres, les mots me manquent pour te décrire ce qui m’entoure, mais s’il doit en être un, le voici : désolation. Au moment où j’écris ces lignes, mes yeux sont embués de larmes, larmes qui tombent et imprègnent le papier pour créer de grosses tâches indélébiles. Ma mère, à mes côtés, semble sortie d’une mine de charbon tant son visage est couvert de suie… Un peu de sang séché couvre la moitié de son visage, de la tempe au menton. Elle ne me regarde pas. La sidération se lit dans son regard. Je crois qu’il lui faudra un peu de temps pour accepter ce tableau effroyable comme une réalité. Je crois qu’il me faudra également un peu de temps pour l’accepter… Emma ferma son journal et le fit glisser sur la table transparente, en direction de son hôte, une jeune journaliste. La main tremblante, elle se servit une bonne tasse de thé vert et ajouta un peu de sucre, qu’elle mélangea à l’aide d’une petite cuillère argentée. La jeune fille des années quarante fêtait aujourd’hui ses 96 ans. Faisant preuve d’une patience étonnante, la journaliste observa la vieille dame avec un profond respect avant de briser enfin le silence. — Une toute dernière question, si vous le voulez bien. Que s’est-il passé après votre réveil le 8 septembre ? Car le journal s’arrête aussitôt après ce terrible évènement… Emma inspira profondément, puis contourna la table pour s’approcher de la journaliste. Assise dans un fauteuil roulant, la vieille femme eut un sourire triste. — Après cette nuit-là, je n’ai jamais pu me déplacer en bicyclette. J’étais dévastée, si bien que je n’ai plus jamais écrit dans mon journal. Les années qui ont suivi ont bien entendu été très difficiles, mais je me suis assez rapidement accoutumée à ma nouvelle condition. J’ai vécu des choses incroyables, je me suis fait de nouveaux amis, j’ai rencontré l’homme de ma vie, j’ai pu rencontrer mes petits-enfants… Non, je ne regrette rien. C’était une très belle vie. La vieille femme se rendit sur le balcon. Le soleil disparaissait lentement à l’horizon, baignant la ville d’une couleur orangée. La journaliste quitta la maison en silence et lui fit une promesse : le « Journal d’Emma » allait être publié et toucher le cœur de millions de gens. |